Mots Tordus et Bulles Carrées

Ici et seulement Ici (Christelle Dabos)

C’est la rentrée au collège pour Iris, Pierre, Madeleine et Guy. Chacun doit trouver ou retrouver sa place, jamais confortable, au sein de la communauté des adolescents. Le collège est un territoire où cohabitent des forces souvent sombres, parfois lumineuses. Mais Ici et seulement Ici de Christelle Dabos n’est pas un récit de vie ordinaire. Car dans ce lieu somme toute banal (salles de classe, couloirs, toilettes et cour) transpire quelque chose de menaçant. Une odeur de fin du monde…

Une mosaïque adolescente

On ne va pas se mentir, la lecture des premiers chapitres d’Ici et seulement Ici est déstabilisante. Ce qui saute aux yeux, et au coeur, c’est la violence de ce lieu et des rapports entre les adolescents.

Iris entre en 6e et elle a déjà compris qu’elle doit passer inaperçue. Etre une « même » pour ne pas être remarquée. Pas comme Emile.

Je me fonds dans le rang, parmi les filles et les garçons de mon âge. Je mémorise les têtes de ma nouvelle classe. Emile rejoint la sienne. Trois pas nous séparent ; une faille intercontinentale. Ses doigts, tout paumés, semblent encore chercher les miens. Sa bouche tremble. Son nez lui coule sur la lèvre. Mes yeux, que je m’efforce de garder bien secs, évitent les siens, tandis que j’entends pouffer chez les grands.
Tu chialeras pas, Ici.

Pierre, lui, est déjà rôdé. C’est un « impair », un « valet de pique », un « pouilleux ». Un de ceux qui subissent, au nom d’une règle acceptée par tous : celle du rejeté, du bouc émissaire. Humilié, repoussé au fond de la classe, frappé et supplicié, il tient à cette place qui fait qu’il existe. Conscient qu’une force obscure sourd des murs du collège, il en est l’un des acteurs involontaires.

Pour Madeleine, la carte distribuée est différente.

Une lumière éblouissante sous mes paupières. Une voix dans mon oreille gauche ; terrible, la voix. Ca m’a dit : « Tu Es Choisie » (oui, oui, j’ai entendu les majuscules). Quand je me suis réveillée, mes muscles étaient tétanisés, mes mollets durs comme du plomb et mon oreille gauche sifflait à m’en faire mal. J’ai aussitôt su que rien ne serait plus jamais comme avant, que j’étais amenée à embrasser une destinée hors du commun, que la révolution de mon monde, du monde entier, était imminente.

Et enfin pour Guy, le « pas malin », le « gros rien du tout » qui ne comprend rien à rien, c’est l’arrivée d’un « étrangère » prénommée Sofie qui va faire de lui un Haut. Sur le tableau de la classe, un Haut est associé à un Bas qui lui obéit, lui fait ses devoirs et qu’on collecte chaque matin. C’est comme ça. Sauf que Sofie ne joue pas ce scénario. Elle dit « Non merci », elle veut l’aider à comprendre et à travailler. Et surtout, elle l’écoute.

Christelle Dabos donne la parole alternativement à chacun d’entre eux et à d’autres personnages également, qui vont apporter tour à tour, à la manière d’une mosaïque, une vision personnelle et contrastée de ce lieu tellement identique mais étrangement unique qu’est le collège.

Réalité crue et fantastique

L’étrangeté et la force de ce roman viennent sans nul doute du mélange des genres. Si le quotidien de chacun des élèves est révélé dans sa dure réalité (le harcèlement, le rapport au corps difficile, l’aveuglement et la surdité des adultes face aux souffrances adolescentes…) et dans un langage brut, le fantastique transpire petit à petit des murs de ce lieu qu’on connait tous. Ces murs qui semblent contenir toutes les frustrations, toutes les douleurs et toutes les violences des vies qui y sont passées.

Le club ultra-secret ne s’y trompe d’ailleurs pas. Ses 6 membres observent et tentent de comprendre un phénomène étrange qui survient le jeudi à 14h28. Il serait produit par une substance bizarre s’échappant des sous-sols du collège.

Christelle Dabos surprend à certains moment par son écriture brute, comme gravée au couteau sur une table. Mais cette langue prend aussi une ampleur quasi mystique avec le personnage de Madeleine, sorte d’oracle dont les mots annoncent ce qui va advenir. Et l’on sourit aussi, notamment lorsque les membres du club ultra-secret dialoguent et partent dans des analyses à la X-Files des événements qui surviennent au collège.

En lisant Ici et seulement Ici, j’ai revu des images du roman Anna, roman brutal et onirique de l’auteur italien Niccolo Ammaniti, qui racontait un monde dystopique sans adultes, victimes d’un virus qui ne laissait en vie que les enfants et les adolescents. On y découvrait la violence intrinsèque de cette jeunesse livrée à elle-même mais empreinte de croyances et de mythologie.

L’autrice porte cependant un regard plus doux sur ces personnages qui subissent ou laissent agir sans réagir. Les émotions sont fortes, douloureuses et violentes souvent, mais elles vont transformer ces adolescents qui jouent, à leur tour, la tragédie du collège.

Pourquoi lire Ici et seulement Ici ?

Christelle Dabos nous présente, dans ce huis-clos original à la croisée du roman choral et du récit fantastique, la tragi-comédie collégienne. Si la violence des sentiments et des actes des adolescents, soumis à des règles qui semblent intemporelles et immuables, est vécue avec intensité, l'introduction d'éléments fantastiques et surtout la personnalité à contre-courant de certains personnages permettent de briser la spirale. 

Cet étrange roman passe donc un message fort : on peut réécrire l'histoire et être soi. Vivre la fin du monde et renaître.

Pour lire nos chroniques de Chevrotine et Miettes (Humour décalé)

Mots tordus

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