Yukie Sakai travaille pour Green Net, une société de service de soins aux personnes âgées dont la devise est : » Se sentir chez soi au crépuscule de son existence. »
C’est ainsi que l’aide soignante se retrouve au chevet de personnes aux profils et situations multiples et peu communes .
La vieillesse à tous les étages
Un projet atypique
Dementia 21 de Shintaro Kago est un manga atypique qui jette un regard sur la société japonaise tout en flirtant avec l’étrange.
L’oeuvre est vaste, complexe et, il faut bien l’avouer, bizarre, ce qui a rendu l’écriture de cette chronique plus ou moins difficile.
Il faut dire que le manga est assez complexe à résumer et, sur les premières pages, on ne sait pas trop où le mangaka veut nous emmener.
On suit le parcours de Yukie Sakai, une jeune aide soignante assez commune mais plutôt douée pour son métier et les rapports qu’elle entretient avec les personnes âgées.
Yukie est assez transparente. On ne sait rien d’elle, hormis qu’elle se plie allègrement à toutes les situations que l’auteur lui impose.
Cependant, elle n’émet aucun commentaire et nous laisse le choix de l’interprétation et de la réflexion.
Cela n’empêchera pas une rébellion assez inattendue dans les derniers chapitres du second volume amenant à une conclusion décalée pour ne pas dire brutale.
Si la jeune femme nous sert avant tout de guide, elle crée aussi un lien entre toutes les histoires de Dementia 21 malgré un fil rouge assez obscur.
L’idée sert au développement d’une multitude d’ambiances sur une thématique unique : la gestion de la vieillesse dans la société japonaise.
Le naufrage de l’âge
Le vieillissement de la population au Japon est un véritable problème de société.
Depuis des années, le pays connaît une crise de la natalité sans précédent et l’écart ne cesse de se creuser.
Or, à travers les récits de Dementia 21, Shintaro Kago exprime à sa façon le malaise et l’emprise que cela projette sur la société.
Par une certaine radicalité mais aussi de multiples prismes, allant de l’humour à la science fiction ou l’horreur, le manga explore avec cynisme le poids des personnes âgées.
C’est d’ailleurs l’interprétation que l’on peut donner au deuxième récit du premier tome qui voit Yukie faire face à un afflux toujours plus grandissant de personnes en attente de soins.
Le traitement joue avec les codes de l’horreur pour exprimer autant cet effroi physique de la vieillesse que l’impact que cela peut avoir sur le reste de la population.
Ainsi, un dentier devient une arme de manipulation et les rides, une maladie contagieuse.
L’aspect horrifique marque fortement notre ressenti, même si les quelques doses d’humour, comme celle des Ultraman trop vieux pour sauver le monde, amènent à relativiser, en partie, le sérieux de l’entreprise.
Ainsi, l’oeuvre pose de nombreuses questions et les fins de récits toutes plus ou moins ouvertes, symbolisent une fin de non recevoir.
Comment faire face à cette charge de plus en plus lourde ? Comment soigner au mieux une catégorie de population de plus en plus lourde ? Peut-on vieillir dans de bonnes conditions?
Avec Dementia 21, Shintaro Kago pose un regard décalé mais qui exprime le malaise du Japon (et des pays occidentaux) face à un problème majeur qui, suivant certaines études, pourrait amener à la disparition de la population japonaise dans un avenir plus ou moins proche.
Un style graphique aux multiples ramifications
Il est assez difficile de définir le style de Shintaro Kago sur Dementia 21.
À première vue, on retrouve de nombreux codes du manga, autant par le trait que par la narration.
Les pages sont soignées, et détaillées.
D’ailleurs, son sens de la démesure architecturale rappelle en partie le travail de Katsuhiro Otomo alors que son goût de l’horreur le rapproche plus de Junjo Itô.
A noter que le mangaka travaille seul et ce minimalisme laisse admiratif.
Considéré plus comme un artiste qu’un mangaka, l’auteur est un maître de l’Ero Guro, un style mélangeant érotisme, violence et expérimentation.
Sur Dementia 21, si son approche reste expérimentale, elle est cependant abordable, reniant une partie de son « extrémisme », notamment sur la sexualité.
Cependant, on ne peut qu’être fasciné par ses illustrations de débuts de chapitres où il s’amuse à décortiquer le corps de Yukie.
J’y retrouve une influence, consciente ou non, des travaux de M.C. Escher ou Dali
Cet ensemble aussi foisonnant que grotesque, aussi technique qu’artistique, donne une véritable richesse à cet album, tout en conservant en grande partie les codes du mangas.
En résumé
Dementia 21 de Shintaro Kago est une oeuvre unique et passionnante.
Unique car le style de l'auteur multiplie les influences et les ambiances graphiques en proposant une oeuvre polymorphe avec Yukie Sakai comme trait d'union entre chaque histoire.
Passionnante car l'approche du mangaka se veut radicale, profonde et particulièrement cynique.
S'emparant de la vieillesse, il en explore chacune de ses facettes par des primes aussi incongrus que le fantastique, l'humour ou l'horreur.
Ainsi, un dentier devient un objet de manipulation, les Ultraman vieillissent comme les monstres qu'ils combattaient et les rides deviennent contagieuses !
De nombreuses autres idées toutes aussi débridées peuplent deux volumes riches, inventifs et pertinents.
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