Mots Tordus et Bulles Carrées

Monsieur Remarquable (Olga Tokarczuk / Joanna Concejo)

S’il est bien un travers de notre société moderne accrochée à ses écrans, c’est celui de l’auto-représentation. Selfies, photos retouchées, filtrées, le culte de l’image de soi règne et les photographies de nous se multiplient et se diffusent. Dans Monsieur Remarquable, un album pour les grands, écrit par Olga Tokarczuk (prix Nobel de littérature 2018) et illustré par Joanna Concejo, aux éditions Format, les deux artistes nous plongent dans un monde pas si éloigné du nôtre dans lequel les visages peuvent disparaitre.

« En sortirons-nous indemnes ? »

Monsieur Remarquable est… remarquable. Il attire l’attention par son visage élégamment proportionné et souriant. Photogénique depuis les premiers clichés familiaux, il a toujours eu un visage dont les gens se souvenaient facilement.

Ses yeux brillants, son nez finement dessiné et ses lèvres charnues éveillaient chez tous ceux qu’il croisait des pensées agréables et des sentiments chaleureux. Ses voisins l’adoraient. Dès qu’il sortait dans la rue, on le reconnaissait immédiatement. Tout le monde lui souriait, les passants agitaient la main pour le saluer, et cela lui donnait l’impression d’être entouré d’amis.

Or, cette « célébrité » cache une réalité moins glorieuse. Les gens se souviennent davantage de son visage que de lui et de son vrai nom.

S’il tire une grande satisfaction de cette reconnaissance, à la limite du narcissisme, la tournure des événements va lui en montrer les côtés sombres. En effet, plus il se fait photographier, notamment par son nouveau téléphone ultra sophistiqué, plus son visage semble devenir flou. Ses traits s’effacent et ce qui faisait son attrait auprès des gens se transforme désormais en une quasi invisibilité. On ne se souvient plus de lui. Et ça lui est insupportable.

Une identité qui disparait

Il va donc recourir aux services d’un trafiquant de visages pour lui permettre de retrouver une « identité remarquable ». Quitte à vendre tout ce qu’il possède.

Un Narcisse moderne

Monsieur Remarquable est un album original à bien des égards.

Tout d’abord par sa forme, à la croisée des genres du conte, de la dystopie et de la fable. L’autrice Olga Tokarczuck explore ici cette passion dévorante qu’est la recherche de la popularité et du culte de l’image de soi. Et la réflexion est particulièrement piquante pour les lecteurs car, finalement, qui n’a jamais fait de selfie ? Qui n’a jamais eu la tentation de poser un filtre sur son portrait pour en améliorer les traits et les rendent plus attirants ? Qui n’a jamais partagé sur les réseaux une image de soi devant un paysage ensoleillé ?

A une époque où nous sommes souvent réduits à ce que nous montrons de nous via les photos mais aussi les réseaux sur lesquels nous les diffusons, le drame de Monsieur Remarquable est collectif.

Et c’est là que l’écriture de l’autrice est percutante. Le texte, scindé en 3 blocs, est raconté à la troisième personne. Mais le lecteur, qui éprouvera sans doute de la compassion pour Monsieur Remarquable, s’identifiera facilement au personnage. C’est pourquoi la chute du récit n’en sera que d’autant plus rude !

Une oeuvre déstabilisante

De plus, les illustrations réalisées au crayon par Joanna Concejo sont hyperréalistes, presque photographiques. Le jeu sur les pixellisations amène aussi un aspect futuriste et le concept du virus qui aurait contaminé les hommes via les téléphones est très efficacement mis en page. Les couleurs de ce monde moderne sont froides et s’opposent au sépia chaleureux des clichés familiaux au début de l’album.

S’offrir un visage, mais à quel prix ?

Le tout est porté par une mise en page assez déstabilisante lorsqu’on le lit pour la première fois. En effet, les images occupent une très large place dans les pages. Le lecteur cherchera parfois ce qu’il y a à repérer. Pourquoi cette image est-elle ici ? Pourquoi ce plan a-t-il été choisi ? Qu’est-ce qui ne va pas ?

Encore une fois, le lecteur se retrouve mis à contribution. Notamment lors des double pages à ouvrir qui sont perforées et sur lesquelles on retrouve des ronds noirs ou blancs, ou des yeux pixelisés. Le symbolisme des images, du regard porté sur Monsieur Remarquable et plus largement sur la société et son culte de l’image est grinçant. Mais il ouvre au débat.

Au final, la fable se clôt sur un « Tu vas t’habituer » plutôt rude. Il engagera sans doute les lecteurs à s’interroger sur leurs pratiques et les enjeux de la course à l’image de soi.

Pourquoi lire Monsieur Remarquable ?

Monsieur Remarquable est un album pour les grand qui ne laissera pas les lecteurs indifférents. Sous la forme d’une fable futuriste mais finalement pas si éloignée de nous, Olga Tokarczuk et Joanna Concejo mettent en scène un Narcisse moderne, amoureux de son propre visage. Elles nous interrogent également sur notre rapport à notre image et à notre obsession du bonheur individualiste.

L’album met le doigt là où ça peut faire mal. Et c’est un bien car il nous place face à nos propres contradictions.

Comme le disaient déjà si justement Olga Tokarczuk et Joanna Concejo dans leur précédent album « Une âme égarée » : « Les âmes n’ont plus leur tête, et les hommes finissent par ne plus avoir de coeur. Les âmes savent bien qu’elles ont perdu leur propriétaire, mais les gens, eux, ne se rendent souvent même pas compte qu’ils ont perdu leur âme. » 

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