Le mètre des Caraïbes (Wilfrid Lupano / Léonard Chemineau)

Lorsque les pirates s’emparent d’un navire français, ils ne pensent pas tomber sur un tel énergumène.
Joseph Dombey possède, entre ses mains, un outil qui pourrait changer la face du monde.
Envoyé par Louis XVI pour l’apporter aux alliés américains, il compte tout faire pour remplir sa mission, en s’enfuyant de l’île de Montserrat où il est retenu prisonnier.

Une histoire de mesure

Rire avec l’Histoire

Un nouveau régime alimentaire

Le mètre des Caraïbes est la nouvelle petite pépite du duo Wilfrid Lupano et Léonard Chemineau.
Après nous avoir fait marrer et réfléchir avec Le Bibliomule de Cordoue, ils reviennent avec l’intention de s’amuser avec l’Histoire.

Pour cela, ils s’emparent de la destinée d’un personnage historique hautement méconnu.
Joseph Dombey est un botaniste français du XVIIIème siècle. Son métier l’a amené à explorer de nombreux territoires dont le Pérou afin de trouver un moyen de contrecarrer le monopole hollandais sur la cannelle.
Connu pour sa poisse légendaire, le savant a échappé plusieurs fois à la mort lors de ses pérégrinations.
De retour en France, il ne s’adapte pas à l’esprit révolutionnaire et accepte de repartir vers les Etats-Unis pour leur faire découvrir un nouveau système de mesure : le kilogramme en cuir.
Malheureusement, son bateau est accosté par des pirates et, cette fois-ci, il n’échappera pas à la mort.

De ce personnage presque anodin de l’Histoire, Wilfrid Lupano tire une comédie réjouissante tout en triturant la réalité historique.
En effet, les brigands ne tuent pas Joseph Dombey mais l’emprisonnent en attendant le paiement d’une demande de rançon, envoyée à Robespierre qui, on le sait, connaîtra un sort peu enviable.

L’ humour est omniprésent, à l’image de ses immenses grenouilles, offrant de véritables moments de fantaisie presque incongrue.
Ainsi, le scénariste crée une communauté de pirates burlesques, tous plus barrés les uns que les autres.
Entre le capitaine qui souhaite écrire un opéra en italien, sans rien connaître de l’italien ni même de l’opéra, ou la jeune Suzon, transportée continuellement dans un tonneau, l’esprit scientifique de Joseph Dombey est mis à rude épreuve.

Imbu de sa personne, colérique voire légèrement présomptueux, il ne cessera de prendre de mauvaises décisions. D’ailleurs, son destin funeste, plus ou moins attendu, découle de cet état d’esprit.
Il pense détenir le savoir, rejetant les traditions usuelles de l’ancienne monde.

Surtout qu’au final, Joseph Dombey a, effectivement, un objet qui fait partie, encore à l’heure actuelle, de notre quotidien.

La science et le peuple

Quand la science rencontre la piraterie

Avec Le Bibliomule de Cordoue, le duo faisait un bel hommage à l’importance du livre.
À contrario, dans Le mètre des Caraïbes, les auteurs se montrent plus méfiants.

Le scénariste ne peut guère s’empêcher de parsemer son récit d’idéaux, sans pour autant s’épargner une forme d’auto-dérision.
C’est le cas du système « démocratique » des pirates, tenant sur la simple parole d’un ivrogne, répétant plus ou moins les mêmes ordres. Certes, sur les dernières pages, l’ivrogne se montre bien plus sage que le savant mais, malgré tout, il reste un ivrogne.

Quant au système métrique, porteur de changements essentiels, Wilfrid Lupano se montre plus critique. La caricature de Joseph Dombey et son obsession, quasi morbide, frise le ridicule.
Cette propension à se penser maitre d’une évolution primordiale a de quoi agacer. Mais, en réalité, elle reflète un esprit scientifique peu occupé aux préoccupations de la vie réelle.
Peu importe si ce nouveau système perturbe les habitudes des gens, tant qu’elle est vue comme une amélioration pour les scientifiques.
D’ailleurs, ce n’est pas pour rien que le mètre remplace le kilogramme. En plus de permettre un jeu de mots bien senti, le mètre peut se transformer en arme de défense bien pratique.

Si, effectivement, celui de l’Ancien Monde tient presque de la superstition ( voire de l’ignorance ), elle laisse place aux rêves et aux imperfections du monde.
Alors que la science :

« Elle est au service des marchands.
Ce qui est entrain d’advenir, ce n’est pas le triomphe le science, c’est le triomphe du commerce.
Le monde livré aux marchands de tapis. Le voilà votre progrès.
Votre système métrique, c’est l’outil qu’il manquait aux découpeur ! Aux dépeceurs !
Ah, ils vont le mesurer le monde (….)
Pour lui faire cracher tout son jus (…)
Plus, loin, plus fort.
Pour plus de profits .

Loin de rejeter la science dans son ensemble, Wilfrid Lupano souhaite avant tout mettre en garde sur les intentions cachées.
À l’heure de l’invasion des I.A., cette réflexion me semble hautement pertinente.

Une comédie graphique

Sacré Robespierre !

Léonard Chemineau a une carrière assez complète et variée.
Si on le découvre en collaboration avec Matz ou en tant qu’auteur complet avec La brute et le divin, c’est avant tout en duo avec Wilfrid Lupano qu’il excelle.
Peut-être parce que le scénariste lui permet d’explorer au maximum sa fibre comique.

Et avec Le mètre des Caraïbes, il se donne à fond.
Entre cette galerie de pirates aux gueules improbables ou ces espèces de grenouilles géantes, véritables mascottes culinaires de l’album, on se régale de la fantaisie qui fait de cet album une véritable comédie.

La rondeur du dessin est agréable. Le trait est détaillé et respecte l’approche historique de l’intrigue tout en se permettant certains décalages ou exagérations.
La mise en page est souple et reflète assez bien le dynamisme et la folie qui parcourent ses pages.

On notera que, contrairement au Bibliomule de Cordoue, le dessinateur opte pour un encrage plus classique, ne se contentant pas seulement de son crayonné, ce qui affine son trait sans nuire à sa vivacité.

Aux couleurs, il est toujours accompagné de Christophe Bouchard. Celui-ci propose une palette simple mais en parfaite adéquation avec le travail de Léonard Chemineau.

En résumé

Le mètre des Caraïbes de Wilfrid Lupano et Léonard Chemineau s'amuse avec tendresse et humour de ces petits moments de l'Histoire. 

En reprenant la destinée, plus que poissarde, du méconnu Joseph Dombey, Wilfrid Lupano nous plonge dans une intrigue loufoque tout en se montrant acerbe sur les objectifs "réels" de la science.
On rigole en observant ce pauvre savant tenter de se dépatouiller de cette communauté de pirates en total décalage avec son approche scientifique.

Et je vous parie que vous verrez les grenouilles d'un tout autre oeil après cette lecture !

Au dessin, Léonard Chemineau, toujours accompagné de Christophe Bouchard à la couleur, apporte son imagerie loufoque par le biais de designs délicieux et d'une mise en page relâchée.

Un petit bonbon exquis !

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