«Sauver l’âme du monde, c’est notre plus grand combat» a dit Richard Powers a propos de son dernier roman Sidérations. Déjà récompensé par le prix Pullizer en 2019 pour l’Arbre-Monde, l’auteur américain, qui vit désormais dans les Smokey Mountains au bord d’un parc national, crée un roman à la croisée du conte écologiste et de la science-fiction. Un roman empreint d’un colère et d’une tristesse profondes mais nécessaires, dans un monde où l’humain ne sait plus être une espèce parmi la vie terrestre et l’univers.
Une histoire d’amour
Theo Byrne est astrobiologiste et il élève seul son fils Robin depuis la mort de sa femme. Très investi dans ses recherches scientifiques, il doit cependant les mettre entre parenthèses car son fils rencontre de grandes difficultés à l’école.
En effet, Robin souffre d’un trouble d’hypersensibilité, que l’on pourrait rattacher au spectre autistique. Son empathie et ses émotions puissantes à l’égard de la nature et du monde animal le bouleversent et l’amènent à des crises qui peuvent être violentes.
Pour échapper aux menaces d’exclusion ou d’enquête sociale, ils partent tous les deux dans les montagnes pour s’isoler et vivre en connexion avec la nature et les animaux que Robin aiment tant. C’est alors l’occasion d’observer les étoiles et d’imaginer des planètes sur lesquelles vivraient des êtres différents de nous. De discuter et d’échanger à propos de la vie et de ses contradictions aussi, peu acceptables pour le jeune garçon.
Robin contemplait les flammes. D’un ton monocorde et robotique qui aurait inquiété son pédiatre, il psalmodiait : La vraie vie. Puis, une minute plus tard : Je me sens à ma place.
Nous ne faisions rien d’autre qu’observer les étincelles, et nous le faisions bien. Une ultime strie pourpre de soleil frangeait les crêtes à l’ouest. Les flancs de montagne boisés, après avoir inhalé toute la journée, commençaient enfin à souffler. Des ombres clignotaient autour du feu. Robin pivotait la tête au moindre bruit. Ses yeux brouillaient la limite entre excitation et peur.
Le père et le fils forment un couple à la fois fusionnel et scientifique tant la personnalité du petit garçon est complexe et ultra-sensible. Theo se démène pour permettre à Robin de trouver une stabilité émotionnelle qui lui permette de vivre en souffrant le moins possible, tout en répondant à sa soif de connaissance.
Mais une violente réaction de Robin à l’école envers un camarade va obliger le père à penser autrement son accompagnement auprès de son fils.
Il décide alors d’avoir recours à une méthode innovante : le neurofeedback émotionnel. Robin intègre alors un dispositif scientifique qui va bouleverser son rapport au monde, grâce notamment à l’empathie et aux émotions de sa mère disparue.
Quelques humains et 400 milliards d’étoiles
Sidérations est sans doute un des romans les plus riches que j’aie lus ces dernières années.
La relation entre le père et le fils est si intense, tendre mais aussi instable et tendue que les émotions éprouvées lors de la lecture m’ont profondément touchée. Richard Powers nous place ainsi tour à tour dans les cerveaux, les corps et les coeurs de ses deux personnages.
Theo essaye de comprendre et d’anticiper les émotions de son fils. Il l’entoure d’un amour prévenant et ose même le laisser communiquer avec sa mère disparue. Ce père peine cependant à soulager ce fils qui vit si intensément les injustices et les blessures que les hommes font à la nature.
Et puis, il y a Robin, l’écorché vif, le petit génie et l’activiste écologiste à la manière d’une Greta Thunberg, qui ne comprend pas pourquoi la révolution n’a pas lieu. Qui manifeste contre Trump et voudrait interdire bien plus férocement la maltraitance animale. Qui semble s’ouvrir à l’univers et respecter chaque parcelle du vivant qui l’entoure. Quite à mettre son coeur à nu.
J’avais cru que nous étions seuls. Mais plus j’observais Robin, plus je prenais part à la fête. Des créatures volaient, des créatures nageaient, des créatures patinaient à la surface du lac. Des créatures tendaient leurs branches au-dessus de la berge et nourrissaient l’eau de pluies de tissu vivant. Une rumeur parvenait de tous les points cardinaux, telle une pièce d’avant-garde pour chœur de radios aléatoires. Et une énorme vie à la proue du bateau, une créature qui était moi mais qui n’était pas moi.
Une poésie intense se dégage de ces pages, mais une poésie descriptive, scientifique et engagée. On ne sort pas indemne de cette expérience, à la manière d’une lecture de Des fleurs pour Algernon à son époque.
Et Richard Powers nous invite à regarder et à nous sentir intégrés au vivant. Ni au-dessus, ni dissout. Etre au monde, s’en sentir membre pour le défendre et exprimer la colère que ressent Robin et qui s’est éteinte en nous, adultes.
Pourquoi lire Sidérations ?
Lire Sidérations de Richard Powers aura été une expérience intense et troublante de lectrice. Les émotions éprouvées par le père et son fils sont puissantes, vibrantes mais parfois violentes et tristes. Comment ne pas éprouver la colère que ressent le jeune Robin face au monde vivant que les humains détruisent avec application ? Comment ne pas vouloir sauver cet enfant qui souffre de ressentir une empathie profonde pour l'univers ? Et ne pas être sidérés par ses réflexions ? Ou par l'amour fragile que lui porte son père ?
Un roman extraordinaire au sens strict du terme. La science-fiction est ici un léger bond en avant, un saut nécessaire pour poser un regard neuf sur ce qui vit autour de nous. Sur ce qui se joue sous nos yeux et que nous devons regarder en face.
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