Mots Tordus et Bulles Carrées

Hypallage (Sylvain Pattieu)

En 2021, le prix Vendredi récompensait Sylvain Pattieu pour son roman Amour chrome, premier tome de la série Hypallage (aux éditions l’Ecole des loisirs, collection Médium +). Je tournais autour depuis un moment sans oser m’y lancer. La couverture et son titre tagué me rendaient méfiante. J’appréhendais de lire un roman sur les jeunes de banlieue qui soit un peu cliché, ayant moi-même vécu mes 18 premières années dans un quartier dit « sensible ». Je ne regrette pas de m’être trompée ! Après 4 tomes, chaque sortie m’a permis de retrouver Mohammed-Ali, Aimée, Zako et Lina, et de découvrir ce qu’ils sont devenus.

Tome 1 : Amour Chrome

C’est la première page qui m’a happée : 

« Elle va la défoncer

Belek moi je suis sûr elle sait se défendre l’autre

Mon frère elle va la choper comme as c’est fini pour elle

Elle va appeler yema yema et l’autre elle lui dira ferme ta gueule. »

La langue est brute, sans ponctuation, appuyée sur des pronoms renforcés et des mots coups de poing (coup de point ?).

Le décor est posé : on est en banlieue parisienne, dans le 9-3, pas loin du RER, dans un quartier populaire. Et c’est exactement de ça dont il est question. Des gens qui vivent ici, des jeunes et de leur famille, de leurs amis, de leurs camarades de classe. Sans cliché et sans faux-semblants, on entre dans la vie de Mohammed-Ali, un jeune collégien de 3e travailleur et sérieux. Dans celle de son ami Zako, en procès avec Gillette. Celles de Lina et Margaux, pas franchement scolaires mais bien plus ouvertes qu’il n’y parait, d’Aimée, la footballeuse, que rien ne doit dévier de son projet de devenir joueuse professionnelle et de Frédéric, le partenaire débutant de Sofiane et Ilyès, de jeunes dealers , qui cherche à exister auprès des filles.

Si Mohammed-Ali est le personnage principal, c’est qu’il incarne l’hypallage, qui donne son nom à la série. L’hypallage est une figure de style qui rattache deux termes alors qu’on s’attendrait à un troisième. Du grec ὑπαλλαγή signifiant « échange », cette figure symbolise l’insolite et la complexité des personnages.

En effet, Mohammed-Ali, discret et scolaire, est en fait Rotka, un graffeur en devenir, la nuit. Il découvrira d’ailleurs l’ampleur de ce monde en rencontrant des membres du groupe ACA (A comme artiste) : Nadir, Astr et Miss Sabire. La référence au chrome est donc liée au monde du graff. Cet élément chimique est présent dans les pigments de peinture et, étymologiquement, renvoie à la couleur (χρῶμα en grec). Amour chrome, bel hypallage, allie donc les deux thématiques fortes du roman : les sentiments forts de l’adolescence et le métal de transition lié à l’univers de la peinture et de la cité.

Jongler avec les extrêmes

Ce qui donne toute sa force à ce roman, ce sont que les vies de ces jeunes qui se croisent et s’entremêlent sont simples mais vraies. Chacun a un rôle qu’il joue plus ou moins explicitement dans son quotidien. Mais ils ont aussi un jardin secret, un rêve ou un désir qui le pousse et le transforme. N’oublions pas que ce sont des adolescents. L’amitié, l’amour et la recherche d’identité sont des préoccupations intenses de cette période. Ils jonglent sans cesse entre des extrêmes. Le groupe et l’individu, l’amitié et la haine, la sensibilité et la rudesse, les traditions familiales et la modernité. Ils se cherchent et s’interrogent, se rattachant parfois à des figures de référence ou s’en éloignant.

Le tout n’est, en plus, pas dénué d’humour. J’ai particulièrement aimé la scène de deal raté pendant laquelle les jeunes, plantés sur leurs chaises au bas de l’immeuble, sont obligés de céder la place à un ancien de la cité, plein de malice, qui les félicite de leur politesse et leur raconte sa vie, les empêchant d’allumer leur joint. Ou cette scène où les trois collégiens, Margaux, Lina et Mohammed-Ali, doivent justifier auprès de leurs parents leur visite, plus ou moins avouée, au festival du film lesbien sur Paris, en vue de leur exposé. 

Pourquoi lire Amour Chrome ?

C'est donc un roman au discours direct et sans fioriture qui touche au cœur sans aller chercher dans les extrêmes. Une fresque colorée mais pas clichée sur des jeunes qui vivent ensemble leur adolescence en banlieue et défient les a priori, chacun à leur manière. 

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Tome 2 : Terrain frère (A venir)

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Tome 3 : Ecorce vive

C’est toujours avec le même plaisir que l’on retrouve la bande d’amis et leurs familles. Mais cette fois, c’est Zako, le taciturne et mystérieux, qui est le centre du roman.

Alors que ses résultats scolaires restent très fragiles, il se voit proposer une place dans un lycée professionnel dans le Jura en menuiserie. Pas facile pour lui de quitter sa banlieue et de s’intégrer parmi les autres internes qui n’ont pas les mêmes références. Mais son écoute et son humanité vont lui permettre de découvrir ce nouveau monde qui s’ouvre, loin des préjugés et des idées préconçues.

De son côté, Aimée intègre le centre de formation de Marseille et elle doit, elle aussi, trouver de nouveaux repères.

Quant à Mohammed-Ali, il veut faire passer un cap à sa relation amoureuse avec Sara. Mais pas facile de trouver des moments d’intimité quand on vit encore chez sa mère.

Dans ce troisième tome, la relation à l’autre, qu’il soit un camarade de classe ou une rencontre amoureuse, est source de nombreuses interrogations. Beaucoup de bouleversements dans ces parcours de vie éloignés géographiquement. Mais l’amitié soude le petit groupe et constitue un ancrage qui rassure.

L'écriture de Sylvain Pattieu est toujours aussi vivante et tendre. Voir grandir cette bande de jeunes est touchant de justesse. De nouveaux thèmes qui questionnent vont également être abordés, tels que la transexualité.

On a hâte de lire le dernier tome et de découvrir ce que vont devenir les cinq amis. Même si cela signifie aussi leur dire adieu...

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Tome 4 : Futur Chlore

C’est une année stratégique pour les amis du quartier. Année du Bac, année des grands choix qui vont déterminer la suite de leur vie d’adolescents.

Margaux et Lina ont reçu un courrier d’un lycée parisien avec option Science Po. Elles doivent passer un entretien pour être retenues. Malheureusement, seule Margaux est retenue. Comment vont-elles gérer ? Pour l’une le sentiment de ne pas appartenir à ce nouveau monde ? Pour l’autre, la solitude sans son amie ?

Mohammed-Ali, de son côté, peine à comprendre comment le couple qu’il formait avec Sara s’est mis à battre de l’aile. Evidemment, ils ne sont que des ados et leur relation n’a rien d’éternel. Mais ça l’interroge et il ne sait pas comment réagir.

Aimée, revenue de Marseille pour s’occuper de sa mère et de sa soeur, tente de retrouver son niveau et sa place dans l’équipe de foot. Et, pour devenir pro, elle sait que la sélection sera rude.

Zako termine sa formation en menuiserie et il va devoir créer son « chef d’oeuvre ». Un chevet pour sa mère et des jouets en bois pour ses petits frères. Mais va-t-il y arriver ?

Conclure les 4 tomes d’Hypallage et les 4 années de ces jeunes aux parcours accidentés est à la fois triste et plein d’espoir. Suivre leurs évolutions, leurs rencontres et leurs découvertes les a rendus tellement attachants et vivants qu’on ressent déjà un peu de nostalgie de ne plus avoir de leurs nouvelles. Mais Sylvain Pattieu ne se morfond pas. Et si leurs quotidiens ont parfois été plus sombres, confrontés qu’ils ont été à une réalité dure à encaisser, l’amitié entre ces ados qui entrent dans l’age adulte est lumineuse et chaleureuse.

Toujours ancré dans le quotidien de notre société, c’est cette-fois les gilets jaunes qui vont les interroger en toile de fond.

Pourquoi lire Hypallage ?

Je ne saurais évidemment que trop vous recommander la lecture d’Hypallage de Sylvain Pattieu. En 4 tomes, Mohammed-Ali, Aimée, Zako, Margaux et Lina vont chacun grandir et évoluer selon des chemins parfois accidentés. Mais toujours pleins d’amitié et de respect. Un récit choral à l’écriture vive et ciselée, au parler franc et poétique parfois. Un panorama en prise de vue et de son réelles qui vous attachera définitivement à ces 5 jeunes à qui l’on souhaite tout le bonheur possible.

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