Dors ton sommeil de brute (Carole Martinez)

C’est d’abord le titre du dernier roman de Carole Martinez, Dors ton sommeil de brute, qui a attiré mon attention. Ce vers, extrait du poème de Charles Baudelaire « Le Goût du néant », évoque à la fois le monde du rêve collectif dans lequel vont plonger tous les enfants du roman à mesure que la nuit avance et le temps qui engloutit ceux qui ont abandonné la lutte. Un roman mystérieux qui mêle amour, écologie, maternité et magie dans une écriture sensible et poétique.

Un bruissement d’ailes

Tout commence par une naissance. Celle de Lucie, la fille d’Eva et Pierre.

Eva vient de donner la vie à une enfant dont elle ne voulait pas au départ. Mais, les années passant, se tisse entre elles un lien mystérieux et puissant, au point qu’Eva fait le choix de fuir son mari, devenu violent par jalousie.

Lucie s’est installée en moi en quittant mon ventre.

Un lien s’était tissé, le seul qui valait désormais à mes yeux, j’étais prise dans le tissu du monde grâce à ce nœud unique. Moi qui ne voulais pas d’enfant, j’étais fascinée par cette gamine, comme amoureuse, pire qu’amoureuse. Et désormais, plus rien n’avait d’importance, tout ce qui m’avait tenue jusque-là et obligée à précipiter ma vie : mes recherches, l’hôpital, mon couple, l’humanité qui battait de l’aile… Seule comptait la prodigieuse vitalité de Lucie.

Elles trouvent refuge toutes les deux en Camargue, dans la maison la plus isolée possible, loin du monde et des êtres humains.

Dans cet espace naturel immense, et par l’intermédiaire de Lucie, Eva se reconnecte à la nature et au vivant, loin de la ville. Elle vit au rythme de sa fille, de ses découvertes et de sa curiosité et de son émerveillement avides. Leur bulle de complicité va s’ouvrir cependant à un homme solitaire, un géant taiseux nommé Serge, qui vit seul avec son chien et se parle à lui-même.

Loin d’elles, Pierre perd la raison. Il refuse la fuite de sa femme et de sa fille. Il doit les retrouver.

Au coeur de ce triangle de personnages va s’immiscer un phénomène étrange : pendant la nuit, un rêve unique et mystérieux relie tous les enfants du monde et provoque d’abord un cri intense puis, lors des répliques suivantes, des événements climatiques puissants.

Eva va tout mettre en oeuvre pour protéger Lucie et comprendre ce qui anime ses rêves et la planète.

La voix des rêves

Dors ton sommeil de brute est une lecture orageuse.

L’écriture de Carole Martinez est onirique, poétique, puissante et magique. J’ai été bouleversée par la relation à la fois étrange et fusionnelle entre la mère et la fille, par le mystère de cette enfance pleine de magie, reliée à la nature et au vivant.

Je la surprenais parfois alors qu’elle parlait en secret à la terre. A quatre pattes sur le sol, elle enfonçait ses doigts dans la boue, creusait des petits trous qu’elle emplissait de murmures, de mots d’amour et de questions avant de les renfermer, elle lançait des phrases dans le vent aussi qui les emportait où bon lui semblait, les disséminant comme graines. Elle devenait perméable à tout, sensible au moindre froissement d’ailes ou de feuilles, attentive aux bruits d’insectes, aux vols des oiseaux, aux traces, aux pierres, les poissons eux-mêmes remontaient en surface, attirés par son reflet sur l’eau. Elle avait de longs tête-à-tête avec l’étang ou les arbres, elle leur causait.
Pourtant, quand je me remémorais ma propre enfance, je me souvenais de m’être imaginé des facultés inouïes. Il n’y avais pas de quoi s’alarmer si ma fille parlait aux bêtes et aux éléments, c’était le propre de l’enfance de faire ce genre de choses et d’y croire. Elle s’ensauvageait avec bonheur. Pourquoi voudrais-je l’en priver ?
Si sa joie ma paraissait suspecte, c’était que j’avais perdu ma capacité d’émerveillement. Il me fallait réenchanter le monde pour être à l’unisson.

Fascinée aussi par le mystère de ces rêves, racontés dans des chapitres avec le pronom « nous ».

Le roman tient à la fois du thriller, du récit mystique et du réalisme magique.

Les personnages sont tout sauf attendus. Une grande part de mystère se dégage de Serge notamment, une tendresse triste qui semble irrépressible. Même Pierre, le mari et père violent, révèle une grande complexité et interroge sur la violence qui le brûle.

Il faut laisser aller l’écriture, tantôt poétique, tantôt scientifique. Les images qui naissent à la lecture sont celles d’un grand orage, magnifique et effrayant. On n’en sort pas indemne, évidemment.

Pourquoi lire Dors ton sommeil de brute ?

Je découvrais l'écriture et l'imaginaire de Carole Martinez avec ce roman. J'en sors comme je sortirais d'un orage. Les images sont flamboyantes, les mots poétiques et puissants, les personnages complexes et intrigants. Dors ton sommeil de brute est un récit dont on ne sort pas indemne, à la fois plein de tendresse et de mystère, de violence et de rêve. Un récit qui réenchante le monde pour en être à l'unisson. De gré ou de force. 

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