Mots Tordus et Bulles Carrées

Le Ministre et la Joconde (Hervé Bourhis / Franck Bourgeron / Hervé Tanquerelle)

En 1962, André Malraux, ministre d’état en charge de la culture, propose au président De Gaulle une folle idée. Prêter aux États-Unis, un des joyaux de la culture française : la Joconde.
Pour cela, le ministre est prêt à faire le voyage auprès du chef d’oeuvre, quitte à l’avoir constamment à ses côtés.
Mais est-ce que le tableau de Léonard De Vinci est en sécurité aux côtés d’un homme d’état, certes brillant mais légèrement fantasque ?

Huis-clos dans la petite histoire de France

Le fait réel, point de départ d’une comédie irrésistible

Le ministre et son président

Le Ministre et la Joconde d’Hervé Bourhis, Franck Bourgeron et Hervé Tanquerelle prend sa source à partir d’un fait véridique.
Au début des années 60, les relations entre la France et les États-Unis ne sont pas franchement cordiales.
Mais De Gaulle, président de la république, voit dans l’idée de son ministre d’état un moyen de les apaiser.
Cependant, le voyage, en plus d’être risqué, coûte horriblement cher et le Louvre s’y oppose frontalement.
Il faudra donc l’intervention du président pour que le projet de Malraux puisse se réaliser.
Un fait au final anecdotique mais qui démontre comment les affaires culturelles peuvent jouer un rôle primordial dans les affaires diplomatiques.

Le voyage se fait sur le célèbre paquebot France, autre grand symbole du pays et durera 5 jours.
C’est à partir de ces 5 journées que les scénaristes, Hervé Bourhis et Frank Bourgeron imaginent un huis-clos rocambolesque, mélange de réalité historique et de fiction.
On se doute bien que le périple va mal tourner.
Et alors que la Joconde disparaît mystérieusement de la cabine du ministre, tout s’emballe dans un vaudeville assez délicieux.
Au final, les auteurs mixent deux situations liées à l’histoire de la Joconde.
Ce voyage diplomatique mais aussi le traumatisme du vol du tableau en 1911 ( qui lui aussi pourrait faire l’objet d’une aventure tout aussi grandiloquente ).

Ainsi le paquebot va être le théâtre d’une enquête pittoresque qui sert avant tout à mettre en perspective un des grands noms de la littérature mais aussi de la politique française : André Malraux.

André Malraux, cet acteur mythomane

Un ministre légèrement à côté de la plaque

Quand on parle d’André Malraux, on s’imagine cette figure humaniste, antifasciste, anticolonialiste, combattant lors de la guerre en Espagne, résistant et immense écrivain.

On connaît tous la légende mais un peu moins l’homme derrière.
Et, pour le coup, les auteurs égratignent avec une certaine malice l’homme d’état.

Dès sa première apparition et celle de son commis, l’homme paraît investi de la tâche qui lui incombe.
Mais cela ne durera que quelques pages.
Vantard, dragueur, alcoolique, André Malraux fait face à un monde en pleine évolution.
En cela, sa relation avec la jeune et rebelle Chantal qu’il convoite maladroitement en est le meilleur exemple.
Il ne s’imagine pas qu’il puisse être ennuyeux. C’est un homme de lettres qui a vécu de nombreuses vies après tout.
Malheureusement, ces histoires ne passionnent guère.
Ni le commandant du France, sosie symbolique de Charles de Gaulle, et encore moins Chantal qui n’a d’yeux que pour Karajan, un chef d’orchestre allemand.
Suprême affront pour le ministre d’état qui, ancien résistant (selon ses dires), ne peut supporter d’être battu par un allemand.

Chez André Malraux, en plus de sa mythomanie avérée, il y a quelque chose d’assez enfantin.
Voire d’un peu pathétique…
Comme un vieil homme qui se rêve tel qu’il était mais qui ne veut pas voir qu’il a vieilli.
Alors pour compenser, il fume, boit et se drogue, allant jusqu’à des trips dignes de Las Vegas Parano.

L’homme est excessif.
Il gesticule beaucoup.
Mais comme le Alexandre Taillard de Worms de Lanzac et Blain, il y a quelque chose d’éminemment sympathique chez ce personnage.
D’ailleurs, il garde un semblant d’éthique.
Notamment en prenant la défense du marin algérien, molesté par le barbouze chargé d’enquêter sur la disparition de la Joconde.

C’est peut être aussi cela le charme de ces grands hommes d’état.
Derrière l’imagerie fantasmée, mélange de gloire réelle et de mensonges plus ou moins assumés, il n’en reste pas moins des hommes faillibles capables des pires idioties.

Après tout, André Malraux, avant d’être un homme politique, est un écrivain.

Être ministre, c’est donné à tout le monde mais écrivain, c’est avoir des capacités presque surnaturelles.

L’expressionnisme façon Tanquerelle

Malraux en plein trip

Qui de mieux qu’Hervé Tanquerelle pour illustrer l’inconséquence d’un ministre en pleine dérive ?

Le dessinateur, après un détour « uchronie sociale » avec le Dernier Atlas, revient vers un genre qu’il affectionne et maitrise tout particulièrement : la comédie humaine.
Son interprétation du ministre est tout juste magistrale.
Que ce soit par sa gestuelle ou ses mimiques irrésistibles, le dessinateur croque un André Malraux plus vrai que nature, en échappant de façon subtile à la caricature.
Ce qui, d’une certaine façon, rend ses réactions encore plus grotesques.

Le style « ligne claire » du dessinateur est un mélange d’efficacité et de simplicité.
Il donne au récit une fluidité convenant autant aux scènes de dialogues en gaufrier qu’aux pleines pages rendant hommage au majestueux France, seul dans l’immensité de l’océan.

Hervé Tanquerelle va à l’essentiel.
Il a compris qu’il n’est pas nécessaire de noyer le lecteur et les personnages dans une foultitude de détails.
Surtout quand ce sont les personnages qui sont au centre de l’histoire.
Et pour le coup, il nous régale par sa maîtrise d’expressions multiples donnant du corps à ses personnages.

Quant aux couleurs d’Isabelle Merlet, comme pour Moon de Cyril Pomes, elles se fondent à merveille dans le travail graphique du dessinateur, tout en proposant quelques effets de matières plutôt agréables.

En résumé

Le Ministre et la Joconde se joue de la réalité historique pour nous offrir un pur moment de comédie. 

Hervé Bourhis et Franck Bourgeron nous racontent avec malice le voyage mouvementé de la Joconde vers les États-Unis.
Accompagné par un André Malraux inconséquent et infantile, on se marre en le voyant patauger pour tenter de réparer ses propres erreurs.

Avec son talent habituel, Hervé Tanquerelle croque les égarements de toute cette bande essayant d'échapper à un scandale d'état.

Un véritable régal qui prouve que l'on peut s'amuser, même avec la plus anodine des histoires.

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