Lorsque Sylvia Wren, artiste reconnue, reçoit la lettre d’une journaliste lui annonçant qu’elle a découvert sa véritable identité, sa réponse est brève : « Je ne suis pas Iris Chapel. » Pourtant, la vieille femme va rouvrir les carnets de son histoire familiale pour nous conter les tragédies qui l’ont amenée à fuir cette part de son passé. Sarai Walker dans Les voleurs d’innocence nous ouvre les portes d’une demeure victorienne dans laquelle vivent les six filles Chapel. Six soeurs sur qui pèse une malédiction funeste…
« D’abord elles sont mariées puis elles sont enterrées »
Bellflower, Connecticut, années 50.
Iris est l’avant-dernière des soeurs Chapel. Elle vit avec son père, souvent absent, qui dirige une grande entreprise d’armes à feu, et sa mère qui souffre de troubles mentaux et passe la plupart de son temps enfermée dans sa chambre.
La fratrie est unie et unique. Six soeurs dont les prénoms évoquent des variétés de fleurs : Aster, Rosalind, Calla, Daphne, Iris et Hazel. Elles vont par paires, vivant sans soucis au rythme des saisons et de la fortune de leur père, dans le « gâteau de mariage », la grande bâtisse familiale. Elles attendent justement ce mariage qui pourrait les « libérer » et leur permettre de vivre leur vie de femme.
Pourtant, une malédiction pèse sur les jeunes filles. Une malédiction qui va surgir lors du mariage de la soeur ainée Aster.
Belinda, la mère, prédit que l’union de sa fille sera funeste. Elle semble parler à des esprits et redoute de voir s’accomplir un sombre destin. Mais personne ne semble la croire. Personne sauf Iris.
Je me levai, lâche, et entrainai Zélie. Belinda baissa les yeux, apparemment trop honteuse pour croiser mon regard, alors je me penchai et murmurai à son oreille :
– Je te crois, maman.
A ce moment-là, je ne savais pas si je la croyais vraiment. Mais, finalement, elle avait raison, bien sûr. Quelque chose d’horrible allait bien se produire, et, plus tard, une fois que ce serait arrivé, je me demanderai comment il était possible qu’elle l’ait prévu.
Lorsque le drame arrive, la peur et le doute s’installent. La mort d’Aster est-elle l’accomplissement de la malédiction annoncée par Bélinda ou un triste hasard ?
Le piège semble se refermer sur la famille Chapel et sur les soeurs, tiraillées entre la menace qui pèse sur elles et leur envie de vivre libres.
Se libérer de ses chaines
Les voleurs d’innocence est un roman aux saveurs étranges.
Tout d’abord, son ambiance « old school » rappelle, par certains aspects, des romans gothiques où trainent des fantômes dans des demeures grandioses et isolées. La maison et son jardin sont le vase clos dans lequel grandissent les soeurs-fleurs mais aussi leur prison puisqu’elles ne semblent pas pouvoir en sortir vivantes. J’ai beaucoup pensé à la Chute de la maison Usher d’Edgard Allan Poe et au lien qui unit les frère et soeur à leur demeure. L’auteur américain est d’ailleurs cité en clin d’oeil dans l’un des chapitres.
L’écriture de Sarai Walker, par sa narration à la première personne sous les traits d’Iris, est sensible et parfois drôle. Elle nous ouvre grand les portes de l’esprit d’une jeune fille puis d’une femme profondément attachée à sa famille mais viscéralement indépendante.
D’ailleurs, chacune des soeurs a un caractère particulier. L’autrice réussit à nous en dresser le portrait pour qu’on s’y attache… à nos risques et périls !
Ma colère enfla à nouveau, accompagnée d’un grain de folie, celle de ma mère qui courait dans mes veines. Je remontai ma robe de demoiselle d’honneur écume de mer et plongeai ma main droite dans ma culotte, puis la gauche, jusqu’à ce qu’elles soient toutes deux collantes de sang, puis je les frottai l’une contre l’autre.
La soie crème de la robe était aussi voluptueuse que je l’avais imaginé. Je pressai mes mains sur le corset, les laissant glisser sur el devant, le tachant de sang. Ma rage fondit, remplacée par des vagues de plaisir.
Car le roman est un « page turner ». L’envie est grande de savoir ce qu’il va advenir des soeurs et de leur mère. Et surtout de découvrir ce que va devenir Iris, la narratrice. En 5 actes, telle une tragédie, on est touché par l’amour qui unit les soeurs et leurs désirs de devenir des femmes libres et indépendantes.
Enfin, on retrouve dans Les voleurs d’innocence une critique de cette société patriarcale qui soumet les femmes par les affres du mariage. Les sujets abordés sont très actuels : sororité, désir féminin et même homosexualité. Les traumatismes transmis de génération et génération sont également douloureusement exprimés à travers le personnage de Bélinda.
Certes, le chagrin pèse comme un couvercle sur ce roman. Mais, tel un conte, le roman clame aussi l’avènement d’un féminisme sensuel et à l’écoute de ses intuitions.
Pourquoi lire Les Voleurs d’innocence ?
Les Voleurs d'innocence est un bouquet de soeurs aux épines sanglantes. Sarai Walker déroule dans ce roman aux accents gothiques et féministes le fil d'une malédiction qui pèse sur les six soeurs Chapel. Dans ce récit où le mariage équivaut à la mort, on suit avec avidité le parcours de femmes qui rêvent de liberté et d'épanouissement. Une ode tragique à la sororité et au désir féminin.
Prix et récompenses
- Prix des Lecteurs Gallmeister 2024
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