J’ai, depuis longtemps, une grande confiance dans les prix lycéens. Et justement, le Prix des lycéens Folio 2024-2025 compte, parmi sa sélection, le récit littéraire Croire aux fauves de Nastassja Martin. Déjà récompensé du prix Mac Orlan en 2020, cette autobiographie à la croisée du récit anthropologique et de l’expérience animiste, de la réalité et du mythe, nous emmène au Kamchatka, péninsule de l’extrême orient russe, pour expérimenter une rencontre violente et bouleversante entre l’anthropologue et un ours. Une rencontre qui va nous mener au-delà des frontières entre l’humain et l’animal.
Une femme, un ours, deux âmes
Nastassja Martin est une anthropologue spécialiste des populations arctique. Elle est d’ailleurs l’auteure d’un essai, tiré de sa thèse de doctorat dirigée par Philippe Descola : Les Âmes sauvages. Face à l’Occident, la résistance d’un peuple d’Alaska.
C’est dans le prolongement de son travail d’observation et de recherche qu’elle découvre le peuple Evene. Les Evene sont au départ des éleveurs de rennes nomades, qui ont été sédentarisés dans des fermes collectives (kolkhozes) sous les soviétiques. Là-bas, elle se lie avec Daria, la cheffe de famille. Auprès d’elle, elle apprend notamment, par porosité, le rêve. Ce dialogue avec les âmes des autres êtres vivants qui peut avoir lieu la nuit, sans la barrière du corps.
Or, ce 25 aout 2015, Nastassja Martin va vivre une expérience bouleversante. Sa rencontre avec un ours qui va lui mordre le visage, la blesser à la jambe. Rencontre à laquelle elle va survivre grâce à un coup de piolet.
L’ours est parti depuis plusieurs heures maintenant et moi j’attends, j’attends que la brume se dissipe. La steppe est rouge, les mains sont rouges, le visage tuméfié et déchiré ne se ressemble plus. Comme aux temps du mythe, c’est l’indistinction qui règne, je suis cette forme incertaine aux traits disparus sous les brèches ouvertes du visage, recouverte d’humeurs et de sang : c’est une naissance, puisque ce n’est manifestement pas une mort.
L’autrice va ainsi raconter l’année qui suit cet événement. Quatre saisons qui vont la mener des hôpitaux de Russie à ceux de Paris, des Hautes Alpes au Kamchatka. De ses soins à sa recherche d’apaisement, des différents êtres qui vont l’aider à trouver sa place dans ce « No man’s land » que constitue la faille ouverte entre elle et le fauve.
En marge
Croire aux fauves est un éloge de la métamorphose.
Parce qu’elle a été transformée, « hybridée » par ce lien avec l’ours qui est désormais en elle et elle en lui, Nastassja Martin est à la frontière. Elle nous montre par son parcours, ses réflexions, ses rêves et ses pensées, que la crise que constitue sa rencontre violente et blessante avec l’ours l’amène à se métamorphoser. Et à changer sa manière de voir les êtres qui l’entourent.
Au-delà du parcours de soins de sa reconstruction faciale, on plonge dans son esprit et l’on suit son âme dans le tourbillon de ses pensées et de ses ressentis.
Et le voyage est bouleversant.
La forme même du récit, comme son écriture, sont à la frontière du récit autobiographique et du texte anthropologique, de la poésie et de la philosophie.
Je dis que rester en vie face à l’ours comme face à « ce qui vient » dans ce monde-ci, c’est accepter la reprise en forme de transformation structurelle. L’unicité qui nous fascine apparait enfin pour ce qu’elle est, un leurre. La forme se reconstruit selon un schéma qui lui est propre mais avec des éléments qui sont, eux, tous exogènes.
On ne sort pas indemne de cette lecture. Elle résonne et engage à porter un regard différent sur notre rapport occidental à la nature et au non-humain. Et qui allume aussi un feu réconfortant : celui de l’amitié et de la famille, au sens large du terme.
Pourquoi lire Croire aux fauves ?
Croire aux fauves est une lecture-expérience. Nastassja Martin, par son récit à la croisée de l'intime et du monde, du rêve et de la réalité, nous interroge sur notre rapport aux êtres qui nous entourent. Elle nous parle de cet entre-deux qui nous relie au vivant. Les fragments de pensées, de vie et d'émotions qu'on découvre dans ce texte offrent une mosaïque complexe mais pleine d'espoir quant à notre capacité à dialoguer avec l'invisible et l'inattendu.
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