Judas Iscariote a rempli sa tâche.
En trahissant Jesus, il devient le « vilain » de l’histoire et finit dans les tréfonds de l’Enfer.
Pourtant, il pense que son acte est issu d’une manipulation, lui enlevant tout contrôle sur sa propre destinée.
Et ce n’est pas le « maître » des lieux qui le convaincra du contraire !
Un graphisme atypique et hypnotique
Judas de Jeff Loveness et Jakub Rebelka attise forcément la curiosité.
Il faut dire que le précédent ouvrage du dessinateur, Les derniers jours d’Howard Phillips Lovecraft, avait fortement marqué les esprits.
Et même si le scénariste est différent, des liens évidents se font entre les deux comics.
Entre la thématique du voyage « post-mortem » et l’empreinte graphique, il est dur d’en faire abstraction.
Commençons par le dessin.
C’est extrêmement beau, presque hallucinatoire.
Le style de Jakub Rebelka ne plaira sans doute pas à tous mais il s’en dégage une personnalité unique voire un peu déstabilisante au premier abord.
Ses designs restent simples, reprenant l’imagerie classique de Judas, Jesus et même Lucifer.
L’objectif du titre n’est pas de chambouler l’aspect de ces icônes religieuses mais de rendre leur approche « réaliste » pour consolider le propos des auteurs.
Cela n’empêchera pas le dessinateur de s’amuser avec un bestiaire diabolique terrifiant.
À certains égards, on retrouve du Richard Corben dans son trait, notamment dans son appropriation des corps.
Il déforme les masses corporelles et s’éloigne d’un réalisme anatomique.
Les proportions peuvent paraître absurdes mais confortent cette impression d’étrangeté.
Les planches n’en sont pas moins sublimes et témoignent d’une véritable emprise graphique sur le scénario.
La colorisation est impressionnante et fait entièrement partie du processus de création.
Il serait d’ailleurs idiot d’acheter une édition noir et blanc tant les couleurs transcendent le dessin de Jakub Rebelka.
Si l’ensemble peut paraître terne, les atmosphères n’en sont pas moins tranchées.
Le passé de Judas tire au marron, l’enfer vire au bleu alors que les apparitions de Jesus éclatent d’un rouge flamboyant.
Par ces unités colorimétriques, agrémentées de quelques nuances, il imprègne chaque page de cet album d’une tonalité quasi mystique.
Cependant, si on avait peu de doute pour la partie graphique, qu’en est-il du scénario de Jeff Loveness ?
Le véritable « vilain » de l’histoire
Jeff Loveness a une longue carrière de scénariste derrière lui.
Il se fait remarquer tout d’abord à la télévision, notamment sur l’excellente série Rick & Morty.
On le retrouve ensuite en tant que scénariste de comics, essentiellement chez Marvel, sur des titres plutôt teen comme Groot ou Nova.
Il est aussi présent dans le catalogue 404 graphics avec Apparition, dans le ciel de Berlin-Est, au côté de Lisandro Estherren, un récit sur fond de guerre froide et d’extraterrestres qui m’avait laissé un peu perplexe malgré, là aussi, une empreinte graphique très marquée.
En somme, le scénariste est capable du meilleur comme du moins bon, réservant le pire pour le cinéma avec Ant Man and the Wasp.
Jeff Loveness divise son récit en deux parties.
La première démonte la trahison de Judas en remettant en cause le grand plan divin, tourné vers Jesus et son sacrifice.
L’auteur reprend la thématique de la conspiration en l’accompagnant cette fois-ci d’un fond religieux.
Le défi peut paraître clivant mais le personnage a toujours intrigué, pour ne pas dire fasciné.
En effet, sans la trahison de Judas, il n’y a pas de sacrifice et encore moins de résurrection.
À partir de là, le scénariste déroule le fil en démontrant que tout récit a besoin d’un vilain et que Judas était un coupable désigné d’office.
Jeff Loveness critique, non sans un certain cynisme, les mensonges du Messie mais aussi ceux d’un dieu manipulateur, égocentrique et peu enclin à s’intéresser aux êtres qu’il est censé « sauver ».
La seconde partie offre son moment de gloire à Judas.
L’auteur veut montrer que son « héros » ne cède pas aux discours de Lucifer et peut, lui aussi, accorder son pardon.
Ainsi, les rôles s’inversent et il devient le sauveur.
L’idée est fascinante d’un point vue métaphorique mais elle permet avant tout au récit de réintégrer la trame classique, ramènant Jesus sur le devant de la scène et laissant Judas à l’arrière.
Cette fin conforte le cynisme de Jeff Loveness, tout en atténuant son discours.
En effet, si la rédemption est méritée, elle nuit néanmoins à la radicalité de la première partie, créant une sortie de secours un peu convenue.
En résumé
Judas de Jeff Loveness et Jakub Rebelka est une réinterprétation, esthétiquement magnifique, du personnage de Judas Iscariote.
Le scénariste remet en perspective son acte de trahison.
En faisant de lui un homme manipulé, Jeff Loveness questionne avant tout la position de Jésus et les actions divines en général.
De traître à sauveur, Judas théorise la fonction du "vilain" et démontre que ses fautes ne servent qu'à valoriser le sacrifice du "héros".
Si la première partie est assez virulente, la seconde perd de sa radicalité avec un acte redemptif nécessaire mais trop évident.
Avec Judas, Jakub Rebelka confirme sa position de dessinateur à suivre.
On peut d'ailleurs faire confiance à 404 Graphics pour continuer de nous abreuver de ces délires artistiques.
Si Judas n'est pas le coup de coeur escompté, il reste un bon comics, d'une beauté hallucinante.
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