Le mythe de l’ossuaire (Jeff Lemire / Andrea Sorrentino)

Après Gideon Falls, Jeff Lemire et Andrea Sorrentino se retrouvent sur une série de comics fantastico-horrifique, fortement inspiré du mythe lofcraftien.
Le duo s’attèle à la construction d’une effrayante mythologie, à travers des récits apparemment autonomes les uns avec les autres.

A noter qu’ils ne sont soumis à aucun ordre de lecture.

Le passage

Cabane isolée et trou noir

Une narration en miroir hypnotisante

Le passage est un album constitué de deux récits.
Mangeur d’ombre nous conte l’histoire d’un écrivain, s’isolant avec son chien dans sa résidence secondaire.
L’homme recherche le calme pour écrire mais aussi réfléchir à l’avenir de son couple.
Alors qu’il se lance à la poursuite de son animal de compagnie, il découvre une cabane abandonnée.

Le passage s’intéresse à l’histoire de John Reed.
Le géologue doit explorer la formation d’un étrange trou noir situé sur une île isolée.
Sous le regard de Sal, gardienne de phare, il commence ses recherches mais ses données sont incompréhensibles.
Et le fait que ses nuits soient hantés par des cauchemars ne facilite guère sa réflexion.

Un classique du fantastique horrifique

L’émergence de divinité monstrueuse

Avec le mythe de l’Ossuaire, Jeff Lemire et Andréa Sorrentino rendent hommage aux récits glauques et suffocants, dans la plus grande tradition d’un Stephen King ou d’un H.P. Lovecraft.

Un lieu isolé, des résidents énigmatiques et des personnages principaux aux traumas exacerbés seront les ingrédients d’une recette bien connue.
Car, Jeff Lemire ne tente pas d’être original.
Il cherche, en priorité, à marquer les esprits par des environnements, des visions et une atmosphère profondément lugubre.
Bien sûr, l’aspect graphique, et nous y reviendrons, joue un rôle primordial.
Mais le scénariste est assez talentueux pour créer une structure pour captiver son lectorat.

Le mangeur d’ombre étonne par sa brièveté.
On est plongé dans la descente aux enfers d’un personnage qui n’a pas le temps de comprendre ce qui lui arrive.
On est soufflé par l’horreur des événements sans vraiment avoir pu se demander s’il méritait ou non son sort.
De ce point vue, la conclusion de cette nouvelle s’avère assez cynique

Le passage est un récit plus conséquent qui expérimente, en quelque sorte, la rythmique et l’ambiance que l’on retrouvera dans Des milliers de plumes noires.
Plus classique, elle permet néanmoins à Jeff Lemire de mettre en place les édifices d’un univers en construction et que l’on retrouvera sur les chapitre suivants.
Clairement influencé par le mythe de Cthullu, le scénariste développe une architecture et des divinités propres dont on ne sait, pour le moment, pas grand chose.

Des milliers de plumes noires

Contrairement à l’album précédent, Des milliers de plumes noires est une récit complet.
Trish est une jeune romancière à succès.
De retour dans sa ville natale, elle reprend contact avec Terri, la mère de sa meilleure amie Jackie.
Entre cauchemars et flash back, Trish se lance à la recherche de son amie, disparue depuis de longues années.

Cette fois-ci, le ton oscille entre récit psychologique et horreur.
En effet, les flash-back consacrés aux souvenirs de Trish nous décrivent une période d’insouciance.
Les deux amies se découvrent et apprennent à partager une passion commune, créant leur propre cocon fictionnel.
Puis le temps les éloigne l’une de l’autre jusqu’à la mystérieuse disparition de Jackie.
L’aspect psychologique, spécialité du scénariste canadien, est parfaitement maitrisé.
On y retrouve notamment la thématique du deuil qu’il avait déjà traité avec l’émouvant Labyrinthe inachevé.

Le présent est plus sombre.
Trish fait face à des visions terrifiantes et culpabilisantes, l’amenant à résoudre une partie de ses questionnements.
Avec cette intrigue, les auteurs exploitent déjà ce qu’ils ont mis en place dans les récits précédents ( ou inversement ).
Le procédé est simple mais crée une unité globale tout en gardant une forme d’ indépendance.
Bien sûr, on se pose beaucoup de questions et les interprétations sont nombreuses.
Mais au final, le principe même du fantastique nous impose de laisser notre rationalité de côté.
Et de ce point de vue, c’est une totale réussite.

Les résidents

Tout a déjà été écrit.
Au sein d’un même immeuble, 7 résidents sont désignés pour atteindre un objectif jusque là inconnu.
Ensemble, ils font face, étage après étage, à une série d’épreuves les plongeant au plus profond de leurs peurs intérieures.

7 résidents …

7 inconnus au sein d’un même immeuble

Après 3 récits posant les codes de la série, la nouvelle proposition de Jeff Lemire se devait de monter en gamme.
Et d’une certaine façon, c’est l’ambition ce 4eme opus : Les résidents.
Ce chapitre se veut plus ample autant par le nombre de personnalités abordés que par les intentions se cachant derrière le récit.

En tout premier lieu, Les résidents est une rencontre entre 7 personnages qui doivent s’unir, bien malgré eux, pour faire face à l’adversité.
Si l’unité (et l’objectif) de ce groupe semble tourné autour du jeune Isaac, chacun d’entre eux apportent ses propres ressentiments et traumas.
Ainsi, Bob vit avec Amanda, atteinte d’un cancer en phase terminale mais il passe son temps à dépenser l’argent du foyer dans des jeux d’argent.
Tanya est une musicienne accros aux substances qu’elle achète auprès de Justin, un dealer qui vit encore avec sa mère. etc, etc …
S’ils se sont forcement croisés dans les couloirs de l’immeuble, ils ignorent ce qui se passe à l’intérieur de chaque appartement et vont devoir apprendre à se connaître.
Malgré une forme de caricature, Gary symbolise tout le traitement de Jeff Lemire.
Détestable à souhait, il cache en réalité une profonde solitude qui éclatera dans un épisode en tout point perturbant.

Avec Les résidents, Jeff Lemire s’empare de cette matière humaine pour donner du corps et des émotions à un récit glaçant dont aucun ne sortira indemne.
Des relations anciennes (familiales) et nouvelles (sentimentales) se créent entre chaque personnage rendant leurs interactions plus fortes et forcément dramatique.

Et 7 étages …

Des visions hallucinatoires

Une nouvelle fois, Jeff Lemire ne cherche pas l’originalité.
La base est même assez classique : 7 personnages et 7 étages.
Et à chaque étage, une épreuve les met face à leurs propres terreurs.

Avec ce récit, Jeff Lemire crée une sorte d’épicentre au Mythe de l’ossuaire. .
Plusieurs éléments attestent, par un approfondissement conséquent de la mythologie , d’une hiérarchisation plus profonde de cet univers.
On notera d’ailleurs l’apparition d’un journal portant sobrement le titre de Mythe de l’ossuaire, sorte de Nécronomicon Lemirien.
Des éléments entre chaque récits trouvent une répercussion dans cette intrigue à l’image d’une scène remémorant Le passage.

Malgré tout, Jeff Lemire s’éloigne de Lovecraft sur les derniers chapitres.
En effet, si le romancier britannique puisait son horreur dans les mythes païens, le scénariste canadien retourne à la source même de toute histoire : la Bible.
Cette vision religieuse reprend les mythes fondateurs et nous plonge dans une horreur biblique inattendue.

La double identité d’Andrea Sorrentino

L’ambiance du simple trait noir

Une mise en page originale

Depuis leurs première collaboration sur Green Arrow, Andrea Sorrentino, jeune dessinateur italien, et Jeff Lemire, scénariste/ dessinateur canadien, ne se sont plus quittés.
Que cela soit pour l’industrie mainstream ou le comics indépendant, leurs projets furent nombreux et souvent de qualité.
Même si, de mon côté, je privilégie avant tout leur production indépendante.

En effet, Andrea Sorrentino, chez Marvel ou Dc, s’enfermait dans un style de « sous » Jae Lee qui ne reflétait pas vraiment son talent.
Il faudra attendre Gideon Falls et ses mises en scènes psychédéliques pour saisir ses réelles qualités.
Si on lui connaissait déjà ce trait haché et incisif, marqué par des ombrages massifs et puissants, il développe avec cette série une technicité et une inventivité narrative sans commune mesure.

C’est exactement ce que l’on retrouve dans Le mythe de l’ossuaire.
Les auteurs souhaitent que l’ambiance soit un personnage à part entière et c’est par la partie graphique qu’ils lui apportent ce souffle de vie.
Les inserts, les doubles pages et autres cadrages nous hypnotise par leurs esthétismes tourbillonnants.
Il est évident que le dessin apporte toute sa puissance au récit.
Mais il ne faut pas le voir comme un défaut.
La volonté des auteurs est de privilégier une expérience, celle d’une fiction horrifique et psychologique, nous prennent aux tripes par son délire graphique.

Andrea Sorrentino est bluffant.
Il aurait pu donc s’épargner la suite …

La tentation de l’I.A.

Un changemet de style étonnant

Dernièrement, plusieurs auteurs ont dénoncés l’utilisation massive d’I.A. générative style Midjourney.
Si pour la plupart, ils sont surtout le fait de pseudo dessinateur en quête de reconnaissance ( sans trop faire d’effort ), il est difficile de comprendre ce que pourrait y trouver des auteurs confirmés.

Or, certaines planches d’Andrea Sorrentino ont été pointés du doigt, notamment une série provenant d’un projet sur Batman où le trait de l’auteur est méconnaissable.
Or, c’est exactement ce que j’ai ressenti sur les derniers chapitres des Résidents.
Midjourney ou non, je reste sceptique devant la démarche mais si j’en comprends l’idée.
L’objectif est de trancher avec le reste de l’album tout en retranscrivant l’ésothérisme des scènes concernées.
L’idée est louable mais le rendu laisse un arrière goût informatique à outrance qui, personnellement, me déplaît.

Cependant, si Midjourney est de la partie, le problème dépasse mes simples goûts artistiques.
Le programme n’est pas un outil informatique comme un autre. Ce n’est pas Photoshop.
L’IA pioche littéralement dans la base de données d’autres dessinateurs pour créer un projet correspondant à la demande de l’utilisateur.
Ce n’est plus de l’inspiration mais du pillage.
Et donc, j’en reviens à ma question : quel est l’intérêt pour un auteur confirmé de mettre le doigt dans un piège qui pourrait, à terme, détruite toute forme de création originale ?
Des auteurs de la trempe de J.H. Williams III sont capable de multiplier les styles graphiques avec aisance mais Andrea Sorrentino n’en avait jamais montré le moindre prémices.
Donc le doute est permis surtout que l’auteur n’a fait aucun démenti.
Dernièrement, il montre le processus créatif de certaines planches mais on a pas encore celle concernée par cette affaire.

Personnellement j’ai envie de lui laisser le bénéfice du doute.
Espérons juste que cette histoire ne restera qu’un simple caillou dans sa chaussure.
L’auteur est talentueux et il n’ pas besoin de tomber dans ce genre d’artifice qui , je le répète, à plus ou moyen terme, risque de faire beaucoup de mal à la création …

En résumé

Avec le mythe de l'ossuaire, Jeff Lemire et Andrea Sorrentino développement le cadre d'un monde horrifique en devenir. 

Si les histoires de Jeff Lemire restent classiques, elles servent avant tout à mettre en valeur une ambiance poisseuse et angoissante, totalement transcendée par les dessins hypnotisants d'Andrea Sorrentino.

Après une forme d'introduction avec Le passage et Des milliers de plumes noirs, Jeff Lemire monte en gamme avec Les résidents.

Il prolonge ce sentiment d'effroi tout en approfondissant sa mythologie. Ainsi, il s'éloigne légèrement de ses inspirations premières et s'attaque aux mythes fondateurs.
Ce volume se démarque aussi, sur les derniers chapitres, sur une approche graphique d'Andrea Sorrentino, pouvant laisser interrogatif.

Pour lire nos chroniques sur Mile 81 et les chefs d’oeuvres de Lovecraft

Bulle Carrées

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