Chaque année, 80000 à 90000 japonais disparaissent du jour au lendemain, coupent tout lien avec leurs proches pour débuter une nouvelle vie. Ce sont des « Johatsu », des évaporés. C’est ce phénomène qu’avait décidé de mettre en scène Thomas B. Reverdy en 2015 dans son roman les Evaporés. En 2023, Isao Moutte, dessinateur franco-japonais, reprend ce récit de vies qui bifurquent à travers une adaptation en noir et blanc aux éditions Sarbacane. Mais faut-il vraiment rechercher celui qui veut disparaitre ?
Trois destins croisés
Kaze est un employé modèle qui mène une vie tranquille auprès de sa femme dans une petite maison cossue. Sa fille Yukiko est partie faire ses études à Paris depuis plusieurs années et elle n’est pas revenue au Japon depuis. Malgré son expérience et son sérieux dans la société pour laquelle il travaille, Kaze est licencié.
Alors, une nuit, il fait ses valises et monte dans une camionnette direction Tokyo. Il atterrit dans un quartier de travailleurs pauvres nommé San’ya pour démarrer une nouvelle vie.

De son côté, Yukiko galère un peu en France. Elle occupe une place fragile dans un petit restaurant. Elle ne doit sa longévité dans l’établissement qu’à la gentillesse du patron.
Quand elle reçoit l’appel de sa mère lui annonçant que son père a disparu, elle n’a d’autre choix que de rentrer au Japon pour l’épauler. Car au Japon, on n’aide pas les familles de disparus, au nom de la liberté individuelle.
Un troisième protagoniste entre alors en scène. Il s’agit d’Akainu, un jeune homme qui vient de tout perdre lors du tremblement de terre de Tôhôku. Et qui, sans nouvelle de sa famille, a préféré partir vers Tokyo pour se reconstruire. Il travaille dans un petit bouge du quartier de San’ya.
Alors que son patron est agressé par des membres de la pègre, il assiste au meurtre de ce dernier et doit fuir pour ne pas être assassiné à son tour.
Le chemin de Kaze va donc croiser celui d’Akainu, unis dans leur vies brisées et dans leur volonté de démarrer une nouvelle histoire. Ce voyage les mènera jusqu’à Fukushima. Dans la ville dévastée, on embauche des nettoyeurs pour débarrasser les ruines de la catastrophe de 2011.
Une enquête sociologique dans un Japon déboussolé
Les Evaporés à toute l’apparence d’un polar. Yukiko mène en effet l’enquête pour savoir pourquoi son père a disparu et où il a refait sa vie. Les lecteurs découvrent ainsi des bribes du passé de Kaze et d’Akainu au travers de flashbacks judicieusement intégrés à la narration.
Si certaines scènes d’action sont très cinématographiques, l’album n’en reste pas moins sobre dans de nombreuses planches où l’on suit les personnages sans paroles. Le récit est en effet ancré dans une réalité sociale dégradée du Japon moderne. Les grandes sociétés corrompues, la pègre, les travailleurs sous-payés de basse main d’oeuvre, le désarroi face aux catastrophes qui ravagent certaines villes, l’image est bien loin de l’estampe contemplative.

Le scénario bien ficelé et le trait fin et réaliste permettent d’entrer dans le quotidien de certains habitants. Ceux qu’on ne voit et n’entend jamais. En cherchant à comprendre pourquoi certaines personnes s’évaporent au Japon, on suit, à la manière d’un reportage, deux personnages marginalisés qui vont unir leurs solitudes pour retrouver leur voie.
Observateur mais jamais juge, Isao Moutte, et à travers lui Thomas B. Reverdy, nous offre des portraits d’humains sans fard, dans toutes leurs fragilités, leurs lachetés mais aussi leur capacité à rebondir et à s’entraider.
Pourquoi lire Les Evaporés ?
Les Evaporés d'Isao Moutte est un voyage peu commun au coeur d'un Japon gangréné et perdu, entre corruption et traditions, entre catastrophes et solidarités inattendues. En suivant les parcours de Kaze, Akainu et Yukiko, les lecteurs découvriront des réalités brutes qui interrogent sur ce pays qui nous fascine tant. Le regard sans manichéisme de Thomas B. Reverdy, soutenu par le trait fin et vif d'Isao Moutte, est profondément humain et touchant.
Une très belle réussite qui ne laisse pas indifférent.
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