Depuis que le cloud a implosé, révélant tous les secrets de la toile, Internet a été interdit.
Désormais, la société fonde ses principes sur le secret et les journalistes deviennent les garants de cette liberté.
Sous le pseudonyme de Private Eye, P.I. exerce en tant que paparazzi et enquête sur ces petits secrets inavouables.
Mais il n’imagine pas qu’une de ses affaires va l’amener à découvrir une conspiration bien plus vaste.


Bas les masques !
Fort de plusieurs succès publics et critiques, Brian K. Vaughan se lance dans l’aventure du comics digital.
Ainsi, il crée Panel Syndicate et propose, dès l’ouverture du site, The Private Eye en collaboration avec Marcos Martin aux dessins et Muntsa Vicente à la couleur.
Tout d’abord (auto)publié sur le web entre 2013 et 2015, il trouve sa place dans le catalogue d’Image comics en format à l’italienne pour retrouver ce format « écran » si particulier.
Et quoi de mieux que de mettre en scène un monde sans Internet pour un comics qui, à l’origine, se lisait justement en ligne !
Un monde sans internet

The Private Eye est un récit de science fiction imaginé par Brian K. Vaughan et mis en images par Marcos Martin.
Brian K. Vaughan, à qui l’on doit le cultissime Saga, imagine un monde où la bulle Internet a disparu.
En effet, des années avant le début de cette histoire, le cloud a implosé, délivrant à la terre entière l’ensemble des secrets qu’il détenait.
Du petit vice caché aux pires saloperies, les révélations ont provoqué un désastre, débouchant sur la disparition d’Internet.
Ainsi, P.I., contrairement à son grand-père, n’a jamais connu l’ancien monde. Pas de portable et encore moins avec cette connexion tant espérée par le vieil homme.
En 2076, les règles du jeu ont changé, même si l’objectif reste le même.
La technologie et l’architecture reflètent un goût prononcé pour le rétro, se caractérisant par une impression de Carnaval continuel.
À la majorité, les citoyen.nes obtiennent un masque, préservant leur identité et leur vie intime. Le Quatrième pouvoir, composé de journalistes, protège ce droit et devient l’autorité dominante.
Le masque, outre sa fonction cosmétique, crée une identité unique et propre, changeable suivant les aspirations. Malgré tout, il n’évite pas les tromperies et peut être un outil particulièrement efficace pour échapper à la loi.
The private eye a beau avoir 1O ans, il reste pertinent et inventif.
Alors que les réseaux deviennent le relais de fausses vérités, la version illuminée de Brian K. Vaughan démontre notre rapport tout particulier à la vérité.
Ainsi, le scénariste détourne les concepts. Les journalistes sont les représentants de la loi et poursuivent le paparazzi, engagé pour découvrir des secrets peu reluisants.
Certes, le monde a évolué mais les tromperies restent les mêmes.
Aux yeux de la loi, les actions de P.I. sont illégales. Pourtant, on n’hésite pas à faire appel à ses services.
Il faut dire que le secret est souvent une excuse pour un mensonge inavouable.
Une intrigue ficelée

Véritable réflexion autour des concepts de secret et de vérité, The Private Eye est aussi une intrigue policière particulièrement haletante.
P.I. est vu comme un paparrazzi mais sa fonction se rapproche très largement de celle du détective privé.
Alors qu’il est essentiellement engagé pour des histoires d’adultère, sa nouvelle cliente, Taj, lui propose un défi inédit : enquêter sur elle-même !
En effet, à l’approche d’un entretien professionnel important, elle cherche à se protéger de certaines situations qu’elle aurait pu oublier.
La proposition est étrange et l’enquête va se complexifier quand la jeune femme sera retrouvée morte, mettant ainsi le détective en cause.
Reprenant les codes du polar noir, l’écriture est fluide et particulièrement nerveuse lors des phases de tensions.
Les dialogues sont ciselés, bourrés de punchlines bien senties, agrémentés d’un brin d’humanité.
Il faut dire que les caractérisations sont impeccables.
P.I. en premier lieu mais aussi tous les protagonistes gravitant autour de lui, du grand-père nostalgique d’une époque perdue à la jeune assistante, bien trop idéaliste pour ce métier.
À l’opposé, les « vilains » ont du chien, à l’image des deux tueurs à gages, tout droit sortis d’un film de Tarantino.
L’intrigue n’est pas un Whodunit.
Brian K. Vaughan dévoile rapidement l’identité du meurtrier pour mieux se concentrer sur son véritable objectif. L’intrigue est simple mais se densifie au fil des pages et des interactions.
The Private Eye est un « Page Turner » réussi qu’on ne lâche qu’à la dernière page.
En CinémaScope

Friday était déjà un bien bel exemple des nombreuses qualités du dessinateur espagnol, Marcos Martin.
The Private Eye, pourtant édité il y a une dizaine d’années, n’a pas à rougir de la comparaison.
Si ses travaux dans le mainstream étaient déjà intéressants, comme sa première collaboration avec Brian K. Vaughan sur Docteur Strange, c’est dans l’indépendant qu’il se montre particulièrement inspiré.
Il faut dire que sa carrière mainstream, notamment sur Docteur Strange : requiem (première collaboration avec Brian K. Vaughan) l’avait hissé au rang des auteurs à suivre.
Son style, sorte de Steve Dikto des temps modernes, trouve une sensibilité « old school » qui colle à merveille aux scénarios qu’il met en images.
Et avec The Private Eye, il imagine un monde rétrofuturiste de toute beauté, avec des voitures planantes, des pistolets à billes de couleur et des masques… Tellement de masques !
Chacun est unique et symbolise l’identité de la personne qui la porte. Il doit être représentatif et personnel, obligeant le dessinateur à multiplier les propositions.
À ce niveau, celui de P.I., outre sa fonction camouflage, est particulièrement marquant avec ce visage souriant incrusté sur sa capuche et qui semble te dire : « je te vois ! »
Le format à l’italienne offre de nouvelles possibilités.
La mise en page est cinématographique, plus profonde grâce à des plans larges parfaitement maitrisés.
Narrativement, cette proposition s’explique par son format originel mais garde toute sa force et son originalité dans cette version papier.
Les couleurs de Muntsa Vicente sont parfaites. Le duo fonctionne depuis toujours en osmose.
Les tons apportent un côté pulp à l’ensemble avec des fonds fluos qui imprègnent la rétine, sans pour autant être agressifs.
Une véritable gageure !
En résumé
The Private Eye de Brian K. Vaughan et Marcos Martin a 10 ans mais sa vision, aussi décalée soit-elle, reste pertinente. De plus, ses réflexions autour du mensonge et de la vérité restent toujours d'actualité.
Dans un monde sans Internet, les citoyen.nes cachent leur identité derrière des masques. P.I. est engagé pour mettre à jour certains mensonges, devenant ainsi un hors-la-loi aux yeux du Quatrième pouvoir.
Futur grandiloquent et polar haletant, The Private Eye multiplie les retournements de situations et les cliffhangers. Les dialogues sont punchies, à l'image d'un récit qui va à 100 à l'heure.
Au dessin, Marcos Martin est inventif et en osmose avec l'univers rétrofuturiste du comics.
Le format à l'italienne et sa narration allongée sont parfaitement maitrisés et les couleurs de Muntsa Vicente ajoutent cette petite dose de pulp en plus.
Un comics à (re)découvrir !


Prix et récompenses
- Meilleure bande dessinée en ligne – Eisner Awards 2015
- Meilleure bande dessinée en ligne – Harvey Awards 2015