Shinzero (Mathieu Bablet / Guillaume Singelin)

C’est la fin du lycée pour Warren et Héloïse et le début d’une période incertaine.
Pour payer ses études supérieures et s’éloigner de l’éducation restrictive de ses parents, la jeune étudiante s’est inscrite pour devenir Sentai.
Depuis la disparition des Kaijus, les « héros » costumés sont maintenant gérés par une plateforme internationale, les envoyant faire des missions de surveillance ou de simples gardiennages.
Warren, qui en pince pour sa copine, s’engage à ses côtés. Et rapidement, ils incorporent un groupe par le biais d’une colocation.

Parmi eux, Satoshi, force rouge du groupe, est persuadé que le gouvernement leur cache la vérité. Les Kaijus n’ont pas disparu et il faut se préparer à leur retour !

Sentai à la sauce frenchy

Shinzero de Mathieu Bablet et Guillaume Singelin est un projet atypique autant par sa forme que par le sujet abordé.
Après Jaune de Run et Rours, le Label 619 réitère l’expérience du petit format, comme un appel du pied vers les lecteur.rices de manga.
Et effectivement, entre le format, le noir et blanc et un genre marketté « asiatique », il n’y a que le sens de lecture pour faire tiquer les amateurs.

Mais c’est oublier un peu vite l’aspect hybride des oeuvres sortant du Label 619.
Pour Mathieu Bablet, Shinzero propose un récit « pop corn » et social pouvant plaire autant aux amateurs de comics, de manga que de franco-belge.
Le pari est risqué, tant les lignes semblent difficiles à briser mais l’ambition et la qualité sont bien réelles.

Uberisation de héros costumés

En attente de nouvelles missions

Je dois bien l’avouer, je n’y connais pas grand chose en Sentai.
Enfants, si X-Or me fascinait, les Biomans et leurs héritiers m’ont vite ennuyé.
Je ne pouvais m’empêcher de les trouver ridicules. Vous allez me dire, c’est assez ironique de la part d’un amateur de super-héros.
Pourtant, hormis les couleurs chatoyantes, les sentais n’ont pas grand chose en commun avec les super-héros américains.
D’ailleurs, les auteurs respectent la tradition en reprenant une partie de leur design.
Seules quelques customisations, reflets de cette nouvelle génération, apportent un peu de fraîcheur et de modernité.

Cependant, qu’on aime ou pas les Sentai, Shinzero nous emporte.
L’idée est pourtant simple.
En uberisant ces héros « à louer » pour des missions plus ou moins dangereuses, Mathieu Bablet les confronte à une société consumériste où leur valeur équivaut seulement aux nombres d’étoiles récoltées.
Le propos n’est pas totalement nouveau et peut rappeler celui de One Punch Man. Mais le scénariste va plus loin en ancrant son récit dans un quotidien moins fantasmagorique.

Ainsi, depuis que King Zero a battu Red Striker, les kaijus ont disparu.
Ce passé lointain est abordé par les souvenirs de la grand-mère de Nikki.
Leurs exploits étaient grandioses mais leur imposaient certains sacrifices dont ils portent encore les stigmates.
De plus, la population n’a guère de respect pour ses héro.ines.
On comprend que leurs actes passés ne font guère le poids face aux frais engendrés.
A certains égards, on retrouve l’approche d’une des histoires de Dementia 21 dévoilant des Sentai et des Kaijus vieillissants, devenus obsolètes.

En réalité, à travers ce récit, on croise trois générations de Sentai.
Celle de la grand mère de Nikki qui a connu la grande guerre, celle du père de Warren ou ces jeunes adultes perdus entre leur quotidien et les missions qu’ils enchainent avec plus ou moins d’envie.

Le quotidien d’une nouvelle génération

Bataille d’égo

Shinzero, bien plus qu’un récit d’action, est l’exploration du quotidien de cette petite bande qui n’a en commun que d’être des Sentai.
Une « carrière » que chacun.es assume avec plus ou moins de vigueur, l’abordant via leur propre prisme.

En réalité, peu voient ce travail avec sérieux. Et il n’y a bien que Satoshi pour croire que son rôle peut avoir une quelconque incidence.
D’ailleurs, ce personnage est un peu à part tant son histoire fusionne avec l’intrigue principale.
Cependant, entre son éthique jusqu’au-boutiste et son opposition à Warren, Satoshi a un côté loser attachant.

Ce qui est moins le cas de Warren qui, avec Héloise, évolue le plus radicalement.
C’est une « tête » qui s’est donné les moyens pour en arriver où il est.
D’une certaine façon, il ne compte pas finir comme son père. Jaloux et égocentrique, il est peut être celui qui se sent le moins à sa place dans ce groupe. Et ses décisions, sur le dernier acte, semblent attester cette hypothèse.

À travers Héloise, Mathieu Bablet explore l’imagerie « sexualisée » des héroïnes sur les réseaux. Si cette évolution reflète un rejet de son éducation, elle ne semble pas se rendre compte du piège dans lequel elle tombe.
Nikki est sans doute la plus mystérieuse. Si on l’imagine comme une Warren sans talent, certaines révélations nous amènent à revoir notre vision du personnage..
Quant à Sofia, c’est pour moi le personnage le plus attachant. Plus âgée, elle a une expérience toute autre de la vie que ses camarades. Tentant d’absoudre ses erreurs de jeunesse, elle est la seule à ne pas vivre « que » pour elle.

En créant ce groupe, Mathieu Bablet forme une unité sociale diversifiée.
Détournant nos attentes et déjouant nos pronostics, le scénariste traite autant du quotidien de cette colocation que des rapports, parfois conflictuels, entre des générations qui ne cherchent plus à se comprendre.

Une partie graphique prestigieuse

Design et mise en page au diapason

À la fin de Frontier, Guillaume Singelin s’est senti happé par cette question existentielle : « Quoi faire après ? »
Les envies étaient présentes mais il cherchait un véritable défi pour redynamiser son dessin.
Honnêtement, Frontier a été une telle baffe que je peux comprendre qu’il soit difficile de rebondir après.
Shinzero lui a offert cette possibilité.

Le dessinateur explique que Mathieu Bablet avait ce projet dans ses cartons depuis un moment mais ne se voyait pas le dessiner lui-même.
Quand l’opportunité d’une collaboration s’est présentée, le scénariste ( déjà bien pris par son futur projet, Silent Jenny ) ne pouvait la refuser tant le trait de Guillaume Singelin sur Shinzero sonnait comme une évidence.

Et effectivement, Si Frontier était une baffe, Shinzero est un uppercut.
Mais il faut dire que les approches sont bien différentes.
Finis les « bonhommes patates », Guillaume Singelin opte pour une approche semi-réaliste encore plus poussée que sur PTSD.
Finies les couleurs, les planches seront en noir et blanc (hormis les costumes des Sentai) pour une réalisation plus rapide tout en gardant ce soin particulier pour le détail.
Et sans nuire à une lisibilité de lecture irréprochable.

Le format aurait pu être un handicap difficile à gérer mais il lui permet de s’amuser avec des cadrages plus éclatés et variés. Les personnages sortent des cases dans des scènes d’actions inventives et virevoltantes.
Guillaume Singelin fait partie de ces auteurs qui, malgré leur excellence, ne cessent de se remettre en question, cherchant continuellement à évoluer pour ne pas stagner.

Shinzero est l’aboutissement de cette réflexion et il y a de quoi être épaté.

En résumé

Shinzero de Mathieu Bablet et Guillaume Singelin est un récit d'action teinté d'une réflexion sociale intergénérationelle.

Plus qu'un hommage pour fans de Sentai, Shinzero s'interroge sur la place du héros dans une société qui n'en éprouve aucunement le besoin.
Mathieu Bablet n'en oublie pas ses personnages et leur offre une caractérisation étoffée et diversifiée.
Avant d'être des Sentais, ce sont de jeunes adultes, cherchant leur place dans la société.
Quant à l'approche graphique, Guillaume Singelin opte pour un dessin semi-réaliste, noir et blanc, tout en préservant son amour des petits détails.
Explosif, ciselé et dynamique, sa mise en page profite d'un format qui s'avère être une des grandes idées de ce projet.

Ce premier volume de Shinzero, bien qu'introductif, est déjà un coup de coeur tant l'écriture et le dessin sont au service d'un pur divertissement qui fait la part belle à des personnages complexes et attachants.

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