Depuis ma découverte de son roman A(ni)mal en 2022 qui m’avait bouleversée, je suis Cécile Alix avec passion. Chacun de ses récits est empreint d’une humanité qui transpire entre ses mots, d’Homère in the city à Regarder l’orage dans les yeux. J’attendais donc avec impatience de lire Guerrière, son dernier roman publié chez Slalom. Ce récit, inspiré et traversé par des échanges avec d’anciens enfants-soldats, est l’histoire de Nekeli, une jeune fille de 12 ans enrôlée de force avec son frère jumeau Soulaï. « Deux visages d’une même âme » confrontés à la mort et à la violence.
Dévaster l’enfance
Ils s’appellent Nekeli et Soulaï. Mais aussi Temona, Noumou, Koffi, Kofala, Nyele, Zey, Edoh, Bakari, Chacha et Kadi.
Tous vivaient entourés de leur famille, de leurs parents et de leurs frères et sœurs, dans leur village tranquille. Des toits de chaume, des femmes qui travaillent le sorgho et des poules qui caquètent. Ils sont au bord de l’enfance, prêts à basculer dans le monde des adultes, mais pas trop vite quand même.
– Allez, Soulaï, je veux savoir ! Depuis des jours j’attends que tu me dises où est la cachette.
– Je ne peux pas, Nekeli, j’ai promis à Bongalo de n’en parler à personne.
J’ai froid, soudain. Et l’impression d’être entrainée au milieu de la rivière, dans les remous d’un tourbillon furieux. Mon frère n’a pas dit « papa » mais « Bongalo ». Seuls les hommes ont le droit d’appeler leur père par leur prénom. Depuis le jour de notre naissance, il y a douze ans, j’ai grandi en Soulaï et il a grandi en moi. Nous nous aimions déjà dans le ventre de mama. Je lui ai donné mes yeux, il m’a donné sa bouche, je lui ai donné mon nez, il m’a donné son front, nous sommes les deux visages d’une même âme. Il ne doit pas partir dans le monde des adultes sans moi, je ne suis pas prête.
Nekelaïsouli. Soulinekelaï. Les frère et sœur sont inséparables et semblent liés par un amour magique.
Mais leur enfance heureuse et chaleureuse va prendre fin ce jour où arrive un camion crachant ses soldats rebelles au son des TAC-TAC-TAC-TAC-TAC.
Leur grand-mère, leur oncle et leur petite soeur Lulu sont assassinés. Et on leur met une arme dans la main pour tuer leurs propres parents. Devant ce choix qui n’en est pas un, Soulaï protège sa sœur de la mort.
– Le caillou blanc, souffle mon frère entre ses dents. Vise le caillou blanc.
Les voilà rebelles de l’armée de Grand Cobra.
Garder une lueur allumée
La noirceur et le sang vont désormais colorer le quotidien des enfants-soldats.
Et l’on vit avec eux ce long parcours qui déshumanise et transforme des innocents en criminels.
La « formation » d’abord, sous la menace permanente des armes. La violence et la mort omniprésentes. La drogue qui efface les esprits et détache les âmes des corps.
Le maniement des armes, l’affut et l’attaque des villages. Le massacre des familles. Des femmes, des vieillards et des enfants. La manipulation des esprits et la séparation avec le passé. L’oubli des souvenirs et de l’enfance.
Ce qui saisit le plus dans ce récit poignant et percutant de Cécile Alix, c’est le lien qu’on tente de déchirer entre Nekeli et Soulaï. La perte des repères, les gestes automatiques et la rage qui monte.
On dirait que le temps ne passe pas et pourtant il passe. Le jour devient la nuit, la nuit devient le jour. On massacre les villageois, les villageois meurent. Ca court, ça tire, ça troue, ça gicle, ça supplie, ça se fend en deux, en trois, ça gueule, ça viande partout, c’est notre vie de vivants mort. Le jour on tire rafale, la nuit on recharge.
L’écriture de l’autrice se métamorphose au fur et à mesure du récit de Nekeli. Les phrases deviennent courtes, comme des coups de fusil. Un sujet, un verbe. Tout devient action brutale et claquante. Les victimes et les bourreaux se mêlent en un « ça » anonyme et monstrueux.
Et le langage unique qui liait Soualï à Nekeli, Nekeli à Soulaï, disparait au fil des morts et des « missions ».
Le roman ne perd cependant jamais de vue cette petite lueur, même vacillante. Celle de l’amour et de l’humanité.
Une larme roule sur sa joue, dévale jusqu’à son menton. Il la regarde tomber, je la regarde moi aussi.
Elle goutte.
Elle chute.
Elle atterrit sur son poing tout crispé de doigts.
Il les ouvre.
Un
à
un.
Sur sa paume.
Un caillou.
Un galet rose de la rivière de chez nous.
Il a une forme singulière et ressemble à deux minuscules poissons qui se seraient collés incrustés tête-bêche. Deux poissons jumeaux.
Car l’histoire de Nekeli résiste à la nuit et pose un espoir coloré sur le destin des enfants-soldats.
Pourquoi lire Guerrière ?
Lire Guerrière c'est traverser des tempêtes de morts et des orages destructeurs de corps et d'âmes. Mais c'est aussi puiser dans la douceur d'une main ou d'un regard ami pour trouver la force, la rage, de résister. Cécile Alix, une nouvelle fois, nous offre une expérience de lecture qui va chercher dans les entrailles et au plus profond du coeur humain.
Pour ne pas oublier qui sont ses enfants-soldats. Ne pas oublier que ce sont des enfants et que leur avenir peut être lumineux.
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