Eva, jeune psychiatre atypique, se retrouve face au docteur Llull pour faire évaluer sa santé mentale et tenter de conserver sa licence.
C’est ainsi qu’une discussion amenant à une autre, elle lui raconte comment elle a été embarquée dans une affaire criminelle.
Tout commence lorsqu’elle accepte d’épauler l’une de ses patientes lors d’une lecture de testament familial.
Les Monturòs, riches producteurs de Cava, doivent décider du futur de leur entreprise mais la découverte d’un corps, au sein de la demeure familiale, pourrait bien tout remettre en cause.
Polar à l’espagnol
Un héritage familial compliqué
Après avoir mis en images les vacances de la famille Faldérault dans De beaux étés et raconté une belle romance dans Malgré Tout, Jordi Lafebre s’attaque à un tout autre genre : le polar.
Si ce choix peut paraître étonnant, tant ses oeuvres précédentes transpirent la générosité et la bonté d’âme, l’approche de l’auteur espagnol est au final assez pertinente.
En effet, il a su garder sa touche humaniste tout en s’appropriant avec brio les codes du genre.
Car oui, Je suis leur silence de Jordi Lafebre est un pur polar.
Et rien de mieux que la cellule familiale pour mettre en scène ce crime crapuleux.
Mais les Monturòs ne sont pas n’importe quelle famille.
Productrice de Cava depuis plusieurs générations, l’industrie familiale se porte à merveille malgré une réputation d’autoritarisme et d’agressivité reconnue par les membres eux-mêmes.
Franscesc, le frère cadet, en est le parfait exemple.
Image typique du mâle alpha, il attire vers lui les attentions et n’accepte aucun refus.
Macho, arrogant, il est certain que le testament lui donnera enfin ce qu’il croit mériter.
On retrouve cette brutalité en plus primaire chez Joan, le frère ainé.
En véritable prédateur, il prend ce qu’il exige avec l’accord ou non de la personne concernée.
Josep, le troisième frère, pourrait paraître plus sympathique s’il n’était pas si pathétique.
Dans cet environnement toxique, les femmes ont peu de place.
La matriarche est mise de côté en attendant le testament et on ne demande que peu l’avis des deux soeurs qui préfèrent d’ailleurs être éloignées le plus loin possible des embrouilles de leurs frères.
Dans ce contexte, on est peu surpris que la mort surgisse, même si l’affaire est loin d’être aussi simple.
De tout cela , Jordi Lafebre va tirer un polar psychologique haletant qui ménage ses effets et propose une résolution plutôt inattendue mais qui correspond parfaitement au propos du livre.
Coup fourré, petite trahison, magouille financière et traumatisme du passé se mélangent tout en donnant lieu à des dialogues savoureux qui opposent la vision rétrograde d’une riche famille à celle d’une jeune femme libre et moderne : Eva.
Une enquêtrice atypique
L’une des grandes réussites de Jordi Lafebre sur Je suis leur silence, tient en un seul nom : Eva.
Jeune psychiatre en sursis, rien ne fait d’elle une enquêtrice hors pairs.
Certes, elle a un don : celui de connaître les gens, rien qu’en les regardant.
Et dans son métier, c’est un atout majeur.
Dans celui de détective aussi.
À l’image d’une Miss Marple, en plus jeune et sexy, Jordi Lafebre reprend avec brio l’idée de l’enquêtrice qui se mêle de ce qui ne la regarde pas avec une certain acharnement qui épate autant qu’il agace.
Eva est une femme moderne.
Sans attache, elle croque la vie à pleines dents, sans se poser la moindre question.
C’est l’antithèse des mâles de la famille Monturòs et la rencontre, notamment avec Franscesc, va faire des étincelles.
Elle est tout ce qu’il déteste (tout en la désirant).
Intelligente, drôle avec une répartie cinglante, elle est le symbole du féminisme qu’il exècre mais, contrairement aux autres femmes qu’il côtoie, Eva n’a pas l’intention de se taire.
Avec son physique longiligne et sa coupe en brosse légèrement négligée, elle ne laisse personne indifférent.
Et elle ne vous laissera pas indiffèrent non plus.
« Je suis en train de tomber amoureux »
— discussion de bar à propos d’Eva
« Et tu n’es pas le premier, crois-moi! »
Cependant Jordi Lafebre, en tant que fin expert, sait qu’un grand détective est un personnage avec des failles.
Sherlock Holmes en a, Ethan Reckless aussi, Eva ne pouvait pas y échapper.
Et dès les premières pages de Je suis leur silence, Jordi Lafebre expose les problèmes de la jeune femme.
Elle souffre d’hallucinations : 3 femmes l’accompagnent constamment en commentant la moindre de ses décisions.
Bien sûr, l’identité de ces dernières n’est pas due au hasard et reflète, pour elle aussi, une histoire familiale.
Attachante, pétillante , drôle, les adjectifs manquent pour décrire une héroïne qu’on espère récurrente.
Les bases et son cast ( le psychiatre et la commissaire ) sont posés.
Il serait dommage de ne pas exploiter cela à l’occasion.
Le maître des attitudes
On connaît maintenant assez bien la patte Lafebre.
Un trait fin et délicat, une mise en page efficace et de belles ambiances colorées font partie des nombreuses qualités de son univers graphique.
C’est vif, expressif et d’un naturel assez fou.
C’est d’ailleurs ce qui marque le plus sur Je suis leur Silence de Jordi Lafebre.
La mise en scène sublime complètement ses personnages.
Chaque pose, chaque expression, sonne avec un naturel saisissant comme s’ils se mouvaient devant les yeux du lectorat.
Si cette approche est évidente pour Eva, elle l’est aussi pour les autres personnages du récit qui ont chacun une gestuelle qui les rend, d’une certaine façon, assez unique.
C’est aussi cela qui fait le charme des albums de Jordi Lafebre.
Humour, romance ou polar, son dessin est avant tout l’expression même du vivant.
En résumé
Avec Je suis leur silence, Jordi Lafebre réussit avec brio son entrée dans le polar psychologique. En plus d'une intrigue rondement menée, à base de magouille familiale, l'auteur espagnol crée un personnage qui risque de faire date. Eva est bouillonnante, brillante, drôle et un peu foldingue. Le cocktail parfait pour faire d'elle une enquêtrice chevronnée qui n'a pas la langue dans sa poche. Je suis leur silence est aussi un face à face. Celui de l'ultra libéralisme dirigé par des machistes dépassés face à la modernité d'un féminisme bouillonnant et universaliste.
Prix et récompenses
- Le prix des Libraires de Bandes dessinées (Prix Canal BD) 2024
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J’ai été un peu déçus moi par cette BD, je l’ai trouvé prévisible et un peu cliché.
Le dessin est, cependant, magnifique.
Ha oui ? Comme quoi, tout est une question appréciation. C’est vrai que ce n’est pas la bd la plus originale du monde mais je trouve que l’histoire fonctionne assez bien et j’ai particulièrement aimé le personnage principal