20000 km. C’est la distance qui sépare Paris de la Nouvelle Calédonie. Cette distance, Tass la parcourt une dernière fois, après plusieurs années passées en métropole. Mais tout ne va pas de soi pour cette jeune femme, professeure de français remplaçante, originaire de Nouméa. Entre des secrets de famille, son quotidien d’enseignante face à des élèves kanaks qui l’intriguent et la complexité de la vie calédonienne, le personnage principal de Frapper l’épopée d’Alice Zeniter nous emmène dans un voyage entre actualité brulante et passé colonial, mythe et réalité, au coeur de ce Caillou que nous connaissons si peu.
Identités et indépendances
Prenez l’avion pour Nouméa, direction l’autre côté du globe. Pas moyen de franchir ces 20000km en moins de 2 jours. La Nouvelle Calédonie et la métropole sont aux antipodes l’une de l’autre.
Et pourtant, cet archipel a été colonisé et gouverné par l’Etat français depuis 1853. Pas pour exploiter ses richesses ou y installer un comptoir commercial. Non, l’idée, notamment de Charles Guillain, son premier gouverneur, est d’y organiser la mise en place d’un bagne. Puis de trouver des terres pour les futurs libérés qui auront l’obligation de rester sur l’ile le double de leur peine. Les kanaks, peuple autochtone, vont se voir regroupés dans des réserves.
C’est donc un passé pénitentiaire et colonial qui dessine une partie du visage de la Nouvelle Calédonie. Mais ce sont aussi et surtout les diverses communautés, kanakes, wallisiennes et futuniennes, métisses et caldoches, qui composent la mosaïque calédonienne.
C’est précisément ce métissage qui fonde les origines de Tass, le personnage principal de Frapper l’épopée. Née d’un père calédonien aux origines complexes et d’une mère métropolitaine restée sur l’archipel, elle a vécu plusieurs années à Orléans avec Thomas, son ancien compagnon. Et son retour n’est pas facile. Elle se pose beaucoup de questions et notamment sur ses origines paternelles.
Célestin lui lance un regard surpris. Il ne comprend pas pourquoi leur professeur se sent tenu de préciser qu’elle ne sait pas parler en langue. Personne n’attend d’elle qu’elle parle une des trente langues kanak, ni un des dialectes, pas même le créole minuscule qui s’est développé dans un seul village du Caillou. Tass voudrait lui expliquer qu’elle pensait à une autre langue, que dans sa famille aussi la langue des Vieux s’est perdue et que son père se le reprochait sans cesse, c’était pesant, et que de son point de vue à elle, si les langues meurent, il faudrait blâmer les anciens qui n’ont pas transmis, pas les jeunes qui n’ont pas voulu apprendre, parce que les jeunes ne savent pas ce qu’ils perdent alors que les Vieux si, mais ce n’est pas l e moment de se lancer dans un tel développement.
A travers les réflexions et les ressentis de Tass, Alice Zeniter nous dévoile petit à petit la réalité du quotidien en Nouvelle Calédonie. Son sentiment d’imposture en tant qu’enseignante, ses relations amicales et familiales complexes, ses interrogations de femme célibataire.
Jusqu’à sa curiosité pour deux élèves jumeaux kanaks de sa classe. Jumeaux qui, du jour au lendemain, ne vont plus venir en cours. Tass va alors se lancer à leur recherche et découvrir, à travers cette quête, son propre passé.
L’empathie violente
Le roman d’Alice Zeniter est d’une richesse folle.
D’abord d’un point de vue documentaire. En effet, le quotidien de Tass est le reflet des découvertes que l’autrice a faites pendant son séjour en Nouvelle Calédonie. Les détails concernant les habitudes des jeunes de Nouméa, les références aux clans et aux lieux symboles du passé d’une famille, permettent d’appréhender la spécificité de cet archipel. Et chaque paysage est porteur d’une légende.
Ensuite, pour ses personnages, notamment le trio des indépendantistes du mouvement MPATHY, Un Ruisseau, NEP (N’Épouse pas un Pauvre) et FidR (Fille de la Réussite). Chacun se révèle complexe, contradictoire parfois, drôle souvent mais surtout humain.
Leur objectif : injecter de l’empathie violente dans le quotidien des blancs. Leur faire vivre la déstabilisation et la dépossession dans leur vie personnelle. Ainsi, ils entrent dans leurs maisons et y déplacent des objets. Ou leur volent leurs cartes bancaires pour faire des achats qui n’ont pas de sens. Leur chemin va croiser celui de Tass mais aussi celui des deux jumeaux disparus.
La statue raconte n’importe quoi. Il ne s’agit pas ici de la déboulonner, précise NEP, les français deviennent fous quand on déboulonne des statues, personne n’entendrait jamais la revendication. Il s’agit de la déséquilibrer. Il faut réussir à faire basculer sa base, le gros carré de bronze récemment arrimé à la nouvelle place de la Paix, selon un angle de 36°, et alors Tjibaou s’élèvera au-dessus de Lafleur. Ce qui signifie, a expliqué NEP, qu’il faut dérober le sol sous l’extrémité de la statue qui représente Lafleur.
Enfin, ce qui m’a le plus surprise – et un peu déstabilisée je l’avoue – c’est l’insertion d’un chapitre sur l’histoire d’Arezki, l’ancêtre de Tass et peut être celui d’Alice Zeniter. Avec beaucoup de malice, l’autrice intervient dans son récit pour faire un pont, ou plutôt un « trou d’eau », qui permet, par magie, de faire se rencontrer les ancêtres de Tass et la jeune fille. Comme elle l’explique elle-même dans plusieurs entretiens, Alice Zeniter s’est autorisée à utiliser la magie qui imprègne les lieux. Ces lieux où elle place ses personnages, qui vivent des expériences initiatiques étranges et surréalistes.
Le tout est écrit avec finesse et humour, poésie et souffle mystique, réalisme et rudesse aussi. En nous emmenant avec Tass en Nouvelle Calédonie, de Nouméa à Bourail, elle nous permet de vivre de manière empathique cette expérience.
Pourquoi lire Frapper l’épopée ?
Frapper l'épopée est un vrai plaisir de lecture. Pour les connaissances qu'Alice Zeniter nous apporte sur la Nouvelle Calédonie, pour ses personnages sensibles et complexes, terriblement fragiles et drôles, pour son écriture surprenante et sa malice à nous déstabiliser. Un roman politique et poétique, réaliste et magique, qui interroge sur les questions d’identité et de colonialisme mais aussi de féminité et de famille.
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