Le Dieu-Fauve (Fabien Vehlmann / Roger)

Adopté par Nouvelle Mère, Sans-Voix, le jeune singe blanc, doit faire ses preuves.
La tribu est affamée et l’arrivée de Longue-Queue, un crocodile en fin de vie, paraît providentielle.
Contrairement aux autres jeunes de la tribu, Sans-Voix ne se jette pas immédiatement dans la bataille.
Il analyse en attendant patiemment le moment opportun pour frapper la créature et sortir victorieux de ce combat.
Pour le jeune singe, cette exploitation signe son acceptation au sein du clan.

Mais la joie est de courte durée pour le Dieu-Fauve !

Une violence systémique

Une récit ample et complexe

L’histoire d’un peuple violent

Le Dieu-Fauve de Fabien Vehlmann et Roger n’est pas un récit facile à appréhender et écrire une chronique à son sujet (sans spoiler) est une tâche ardue.
Entre la création d’une société semi-réaliste et les thématiques abordées, le scénariste n’a pas facilité la tâche à son lecteur.
Et clairement, Le Dieu-Fauve n’est pas le genre de récit « doudou » à lire le soir, un peu trop fatigué par une journée de travail.
L’oeuvre a été écrite pour nous bousculer, chambouler nos facilités d’esprit et interroger les comportements d’une brutalité quasi-systémique.
On est mis à mal par la rudesse de cette violence dont l’intensité et la rage ne peuvent être endiguées.

Pourtant, la trame du premier chapitre semble simple : reprendre les codes de la fable animalière en lui insufflant une forte connotation de tradition africaine.
Ainsi, on suit le parcours de Sans-Voix, un singe mis de côté de par sa différence (son pelage blanc et sa condition d’orphelin), qui doit prouver sa valeur au reste du clan.
La trame est précise et nous conforte dans ce que l’on connait de ce genre d’intrigue.
Mais avec Fabien Vehlmann, rien n’est simple.
Et la conclusion, d’une brutalité folle, dirige cette histoire dans une direction inattendue, ramenant l’animal vers un « prédateur » bien plus féroce.

Le récit se structure autour de 4 portraits (+ un épilogue) : Le Dieu-Fauve, le poète, la guerrière puis l’héritière.
Ces destinées, liées les unes aux autres, tournent autour d’un clan où transparait une inspiration quasi-antique.
Divinité, sacrifice, esclavagisme sont les éléments structurant d’un monde primal qui se retrouve face à un changement aussi majeur qu’inespéré .
Sa hiérarchie et ses codes sont complexes mais évoquent de nombreux éléments d’une histoire commune.
Ainsi, Fabien Vehlmann parsème ses informations au compte-gouttes, en les agrémentant d’un langage brouillant notre compréhension.
L’Aède, la Veneuse sont des intitulés obscurs évoquant des temps anciens, teintés de mythes et d’obscurantisme.

Car le Dieu-Fauve, en plus de sa richesse, analyse avec un certain pessimisme les rapports qu’entretient ce monde avec sa propre violence.
Et de ce point de vue, la conclusion de l’album fait l’effet d’un coup de poing dans la tronche.

Un cycle de vengeance

Esclave et animal : même combat ?

Le Dieu-Fauve est un récit amer sur la nature humaine.
Malgré tout, et c’est sans doute ce qui est effrayant, Fabien Vehlmann ne tombe jamais dans l’excès.

L’une des thématiques majeures du récit est la vengeance.
À la lecture du premier chapitre et des sévices subis par l’animal, on comprend, voire même on justifie, les actions du Dieu-Fauve.
Martyrisé, dressé pour devenir une bête de guerre, il remplit la fonction pour laquelle on l’a destiné, sous prétexte d’une divination.
Sauf que cette vengeance devient viscérale et frappe avec sauvagerie.
Le Dieu-Fauve ne réclame aucun pardon… juste du sang.

Cette vengeance, sorte de compte à rebours, est mise en miroir avec celle de la tribu qu’il poursuit.
On ne peut pas dire que la maison Mastya se complait dans la violence.
Elle est juste inscrite dans des traditions qu’ils respectent mais aussi dans des aigreurs profondes.

Et c’est à ce moment que le récit perturbe.
Fabien Vehlmann ne cherche pas à opposer les bons face aux mauvais.
Chaque action ou comportement est nuancé, amenant le lecteur à revoir ses propres prérequis.
On aimerait détester la Veneuse et soutenir la jeune Awa et pourtant, l’une comme l’autre font face à des choix qui, par moment, les dépassent.
Et c’est avec une écriture d’orfèvre que Fabien Vehlmann réussit à maintenir cet équilibre délicat.
Ainsi, l’Aède, ancien esclave devenu poète au service de la famille royale, se retrouve rejeté par ses pairs alors qu’il ne souhaite que la paix.
Le manque de communication, la pensée unique, les instincts primaires sont autant d’éléments amenant à l’incompréhension puis à la haine.

Ainsi, le statut d’esclave devient le rouage à démanteler de cette société.
Cette perte de liberté, par différents traitements, se retrouve autant chez l’Aede qu’Awa mais aussi chez le Dieu-Fauve.
Cependant, le ton se veut peu enthousiaste sur un changement possible.
Les rôles de chacun, les prises de pouvoir, les incompréhensions démontrent que, d’une certaine façon, le mal est intrinsèque à notre espèce.
Cette vision est terriblement pessimiste et bouleversante de fatalisme, à l’image de la conclusion du récit.

On pourrait reprocher à Fabien Vehlmann une forme de cynisme mais, en réalité, c’est une sensation de tragédie qui prédomine.

Une maitrise graphique absolue

Une mise en page puissante

Roger a, pendant plusieurs années, fait les beaux jours de la série Jazz Maynard.
Et c’est avec un plaisir certain qu’on le retrouve au côté de Fabien Vehlmann sur un récit qui, au final, est presque l’antithèse de sa série fétiche.
En effet, Jazz Maynard était aussi violente mais l’ambiance se voulait plus ado/adulte et ne proposait pas de réflexion profonde sur le sujet.

D’ailleurs, on pourrait se demander si, à l’image du récent La cuisine des Ogres, le scénariste ne s’amuse pas avec nos attentes en travaillant avec tel ou tel dessinateur.
On n’attend pas forcément Roger sur ce genre de projet et le choc est d’autant plus puissant que l’osmose a vraiment lieu.

Graphiquement, mais qui en doutait, c’est fabuleux.
On retrouve la souplesse et la variété d’un encrage mis au service d’un dessin détaillé et techniquement parfait.
Les masses de lumières et d’ombrages sont profondes et apportent une ambiance assez saisissante au récit.
Les designs, singes comme humains, sont inventifs et donnent une réelle cohérence à chaque caste de ce clan.
Le vêtement devient un moyen d’identification à l’image du casque porté par le Dieu-Fauve, symbolisant sa nouvelle nature.
Le travail des expressions est grandiose, notamment sur le premier chapitre.
Sans-Voix vibre d’une intelligence teintée d’une profonde tristesse tout en conservant sa carrure bestiale.
Il n’est d’ailleurs pas anodin de lui avoir couvert le visage, comme un moyen de cacher ce qu’il ressent.
Bien sûr, Roger n’est pas en reste sur une mise en page dynamique, puissante, regorgeant de scènes épiques.

On notera l’impact profond de la colorisation, fonctionnant par unité de masse tout en créant une unité globale à cet album.

En résumé

Le Dieu-Fauve de Fabien Vehlmann et Roger est un récit poignant mais difficile à appréhender.  

Âpre et terriblement violent, le scénariste écrit un conte primal mettant en scène la violence intrinsèque de notre espèce.
La vengeance qu'elle engendre n'est que le fruit d'une vision unique qui ne prend jamais en compte l'autre, qu'il appartienne ou non au clan.
Le récit est d'autant plus difficile à digérer qu'aucun des personnages n'est littéralement bon ou mauvais.
Leur nuance démontre une forme d'incompréhension teintée d'une vision restreinte du bien commun.
Même si ce bien commun est l'amélioration de la condition des plus faibles.

Roger illustre l'ensemble avec talent. Son dessin comme ses couleurs renforcent la puissance de cette tragédie.

Un récit coup de poing qui laisse un gout amer dans la bouche.

Pour lire nos chroniques sur Vingt décembre et Les hirondelles de Kaboul

Bulles Carrées

2 réflexions sur “Le Dieu-Fauve (Fabien Vehlmann / Roger)”

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